Claude Ber, née en 1948 à Nice, d’une famille de résistants, est l’auteure d’une œuvre littéraire considérable, accordant une place majeure à la poésie qu’elle honore de toute sa viscéralité. Poétesse, essayiste, dramaturge, elle explore, en effet, les possibles d’une langue-avec-l’autre, désireuse d’incarner sans faillir un renouvellement aussi bien formel que sémantique. Son écriture, souvent hors-bord, tient sa génialité : un embrassement des formes du vivant. Il y a des choses que non (Bruno Doucey, 2017), livre phare, s’il en est la célébration, témoigne puissamment de l’insoumission ; le chant La célébration de l’espèce nous transforme à coup sûr. Son œuvre, riche de vingtaine de titres, a été récompensée par le prix international Ivan Goll en 2004 pour La mort n’est jamais comme. Son dernier livre s’intitule Le Damier de vivre, avec des peintures de Gérald Thupinier (éditions Tipaza, 2025).
Laurine Rousselet : Dans votre recueil Il y a des choses que non (2017), chère Claude, c’est la voix de votre grand-mère Louise qui parle, engagée dans la résistance FFI, insoumise à toute forme d’humiliation. Cette phrase-adage est devenue celle de votre œuvre entière. De quelle façon avez-vous recueilli cet héritage, et comment l’avez-vous mis à l’épreuve, qui engage, en partie, la lecture de votre œuvre aujourd’hui ?
Claude Ber : Le « Il y a des choses que non ! » de Louise, ma grand-mère Résistante, a un écho, dont elle ne se serait jamais doutée et dont je suis très heureuse ! Elle le mérite et je l’imagine riant, comme elle le faisait, d’un grand rire secouant son corps entier : « Mais qu’est-ce que tu es allée chercher ! N’empêche qu’il y a encore et toujours des choses que non ! Tu as bien fait ! ».
Cela dit, ce n’est pas la voix de ma grand-mère qui parle dans tout le recueil. On l’entend dans le titre, dans les textes « Nous autres tant que nous sommes » et « Je ne sais l’Algérie que d’oreille », mais pas dans les autres textes, de tonalité différente. Aucun de mes livres n’est monocorde. Son visage incarne, en outre, la troupe de ces insoumis libertaires que furent les miens et qu’on rencontre, ici et là, dans mon écriture, notamment dans Mues. La lignée paternelle, la famille florentine de ma mère, mon père et ma mère sont au rendez-vous de ce « non ».
Leur héritage m’a été transmis dans mon enfance. Je suis née dans une famille de libertaires et de Résistants. Du côté de mon père, leur engagement remonte à Blanqui et Louise Michel, dont ils ont partagé les révoltes. Du côté maternel, ce sont des libertaires italiens, qui ont fui les persécutions de Mussolini. Il serait trop long de raconter. Je l’ai fait, très fragmentairement, dans Il y a des choses que non et dans des récits que je publierai peut-être un jour. À leur mort, médailles de guerre et de la Résistance ont été trouvées nombreuses dans leurs affaires. Ils ne les affichaient pas ; il n’y a nulle fierté à avoir dû tuer, auraient-ils dit. Ils ne se prenaient pas pour des héros. Ils le furent pourtant, héros anonymes parmi d’autres, qui ont fait et font, chaque jour, montre de courage et d’humanité. Ils essayaient d’être simplement humains le plus et le mieux possible. Ils l’étaient. Libres avant tout.
Cette liberté, leur passion de la liberté et de la justice ont aussi été miennes et le demeurent. J’ai essayé de les défendre chaque fois que j’ai pu comme j’ai pu. Qu’ajouter de plus ? Je ne vais pas énumérer mes engagements. Il y en a trace dans Libres Paroles, qui recueille certaines de ce que je nomme mes « conférences citoyennes », cela suffit. J’ai fait ce qui m’a semblé juste de faire. L’action émancipatrice est collective. Chacun n’y est qu’un, qu’une parmi toutes et tous. Si je porte parfois une Légion d’Honneur remise par le ministère des Droits des femmes, c’est parce que les femmes ont trop souvent été effacées de l’histoire, leurs actions et leurs mérites minimisés, leur visibilité obscurcie par des croyances et des idéologies qui les ont rejetées dans l’ombre voire dans le néant et continuent de le faire, à des degrés divers, un peu partout dans le monde.
Les droits humains ne cessent d’être bafoués. La soumission et l’anéantissement d’autrui sont sans répit. La planète elle-même est victime d’une cupidité insatiable. Nous oublions que nous ne sommes que des vivants parmi les vivants, des vivants fragiles et éphémères. Il y a, hélas, amplement des choses que non… Le combat de tous ceux et celles qui préfèrent un « vive la vie » au « viva la muerte » de tous les assujétissements est loin d’être gagné et je crois qu’il est sans cesse à mener.
Quant à mon écriture, sans être inféodée à des engagements, elle porte en partie trace de cet héritage, comme vous le soulignez justement. En partie seulement. À ce « non » au pire, fait pendant un « oui » tout aussi radical à la beauté du monde et à sa fugacité.
Le poème est liberté, qui n’a d’autre finalité que lui-même, comme la vie… Dans ce rappel de la gratuité de la vie, qui porte en elle-même sa justification, s’enracine le refus de toute forme de domination sur autrui comme sur le vivant et sur une planète que nous exploitons sans vergogne et sans conscience que nous ne sommes que des fétus comparés à elle, et, malheureusement, de plus en plus, des nuisibles, dont elle risque un jour de se débarrasser.
L.R. : Le livre, la table, la lampe, publié initialement dans la revue Le nouveau Recueil, est paru aux Éditions Le Grand Incendie en 2010. Photographies et documents inédits sur la Résistance dans les Alpes Maritimes l’accompagnent. Ce texte saisissant est dédié aux deux « René ». René Char et René Issaurat, votre père. La littérature comme réparation de la perte ?
C.B. : Ce texte est celui qui ouvre le livre Il y a des choses que non, publié aux Éditions Bruno Doucey sans l’accompagnement photographique de l’édition initiale. Iconographie modeste d’ailleurs par rapport à la documentation transmise par mon père, que je lèguerai à la ville de Nice, dont elle déploie un pan de l’histoire. À travers les deux « René », se lient écriture et Résistance car, pour moi, l’acte artistique est résistance à l’inhumain de l’humain ; il parie pour notre humanité, y compris dans sa gratuité qui réaffirme celle du vivant.
La littérature fait réparation bien sûr. De la catharsis grecque au « care » contemporain, illustré notamment par des écrivains américains, se décline le rôle réparateur de la littérature, qui, cependant, est aussi transmission, mémoire, célébration, questionnement, quête, y compris d’une beauté, qui ne peut être enclose dans une définition, mais dont la présence est vitale. L’écriture tient de tout cela. Elle est, pour moi, façon d’interroger notre énigme, manière d’être au monde, de le ressentir et de le penser.
Texte et tissu ont une même origine dans le verbe latin « filer » joignant l’écriture au travail ancestral du tissage. Pour filer la métaphore, je dirais que le fil de l’écriture recoud autant les blessures qu’il brode l’habit de fête ou ravaude le bleu de travail. Des langes au linceul, c’est notre vie entière que tissent nos textes. L’écriture nous explore et contient en entier, nous, nos vies, nos émotions, nos désirs, nos rêves et les multiples façons, dont nous percevons le monde, chacun, chacune singulièrement, mais où se retrouvent les constantes de notre ambivalence humaine et de l’expérience d’être, l’amour, la mort, bonheurs et souffrances, rires et larmes, effroi et émerveillement, jubilation d’exister et angoisse de finir…
Essayer de rendre compte, de donner à ressentir cette dualité de nous-mêmes et de la vie, de sa splendeur et de sa cruauté mêlées, est fondamental dans mon écriture. Pas un de mes livres n’est sur une seule tonalité. Ruptures et discontinuités caractérisent à la fois notre temps intérieur et notre identité multiple et fragmentée, que le récit a postériori recompose. Je dis « livre » car je ne publie pas des recueils de textes épars, mais des livres qui forment un tout ; si parfois des textes antérieurement esquissés y sont rassemblés, ils ne prennent leur forme définitive et leur sens que dans l’architecture globale. Même si « Le livre, la table, la lampe » a été publié à part, il fait partie d’un ensemble, qui évoque d’autres aspects que la réparation ou la résistance au pire. Il n’est pas non plus déploration. Au terrible de nous-mêmes et de notre histoire, fait pendant le meilleur de nous et de nos ouvrages, et, dans ce texte, le poème lui-même, dont la genèse est évoquée.
Le sentiment aigu de notre ambivalence et de celle de nos vies ballotées entre cime et abîme traverse tout mon travail. Si l’écriture fait réparation, ou tente de le faire, c’est de notre condition… Elle en témoigne, la questionne, la déplore et la célèbre inséparablement.
L.R. : Votre désir de liberté est si grand que votre poésie s’oppose, entre autres, au discours d’une poésie qui ne fait que du discours. Vous inventez vos réveils, vous êtes une voix à la nuit ; vous tenez le soleil comme privilège. Votre poésie célèbre la beauté du chant – elle devient chant. Inventer la langue, comment se passe-t-il ?
C.B. : Je n’apprécie guère la poésie qui discourt pesamment – autant faire un discours si nécessaire et je l’ai fait dans mes conférences et articles -, mais pas davantage celle qui se résume à un exercice formel, mais il faut rester très nuancé. Le poème prend multiples formes et a beaucoup varié dans son histoire. Il se fait récit chez Homère ou chez Dante, réflexion philosophique chez Lucrèce, dans les « Gedanken Lyrics » de Schiller ou les poèmes indiens, dont Anne Talvaz, traductrice et poète, a remarquablement traduit l’appellation par l’expression « chant-pensée » dans Secouer la citrouille : Poésies traditionnelles des Indiens d’Amérique du Nord, de Jerome Rothenberg.
Le poème est métamorphique. Il fait feu de tout bois. Joue de tous les registres. Il peut tout se permettre, le discours comme la fantaisie ludique s’il ne rate pas sa cible ! Il n’y a aucune exclusion a priori et dans le texte « Lisant Lucrèce », présent dans Il y a des choses que non, j’use du discours, et même en alexandrin, en alternance avec une forme éclatée. Impossible de généraliser, tout dépend. De l’époque, de la culture dans laquelle le poème naît, de chaque poète et de chaque poème aussi. Il faut que ça marche, c’est tout !
Cela dit, la dimension sonore et rythmique du poème est effectivement essentielle. On n’écrit pas avec des idées, mais avec des mots rappelait Mallarmé. Avec une matière sonore et rythmique. « Chant-pensée », le poème s’entend dans le double sens du terme. Dès l’origine, il est lié à la voix et souvent à l’accompagnement musical comme dans l’ode pindarique – le mot « ode » signifiait d’ailleurs « voix » en grec. De la berceuse au psaume, rythmes et mélodies, qu’ils soient ceux de la musique ou de la langue, liées ou séparées, scande notre existence.
Merci de me mettre sous le signe solaire, que j’entends à la fois comme éblouissement face à la splendeur d’exister et comme clairvoyance, vigilance quand écrire est toujours « un effort de clarté », titre d’un texte de La Mort n’est jamais comme. Merci aussi de dire que mes textes célèbrent la beauté du chant, qui, elle-même célèbre celle du monde, comme elle déplore sa violence – car violente est la vie… – ou dénonce notre barbarie.
Comment inventer la langue ? Quelle question ! Je ne peux pas y répondre. On ne peut que le faire. J’espère que je le fais, parfois, un peu. C’est aux autres d’en décider. La seule chose, dont je sois sûre c’est que la question pour tout poète, tout écrivain est de trouver sa langue. Une langue à la fois singulière et sinon universelle, du moins capable de toucher les autres. De s’adresser sinon à tous du moins à n’importe qui. Capable de toucher l’autre comme de toucher à l’ordre des choses car que serait une écriture qui ne toucherait à rien ni personne ? L’art, l’écriture tressent trois fils : la singularité individuelle, la culture dans laquelle ils naissent et un commun de l’espèce humaine, qui les rendent capables de signifier et émouvoir à travers le temps et l’espace. Comment parvient-on à cela, à trouver une langue, je n’en sais rien du tout, je le tente !
L.R. : Votre poème a toujours créé une langue-avec-l’autre. Croyez-vous que tout ce que l’on fait, pour être déversé vers le dehors, est amour ? Croyez-vous que l’on peut rejoindre une certaine mystique à travers l’écriture ?
C.B. : Absolument d’accord avec votre belle formule de « langue-avec-l’autre ». J’ai écrit, je ne sais plus où, que le poème est « avec », qu’il s’élance et tâtonne vers cet « avec ». « Une poignée de main » disait Celan…
Je ne crois pas, malheureusement, que « tout ce que l’on fait, pour être déversé vers le dehors » pour reprendre vos termes, soit amour. Il suffit d’un coup d’œil aux flots de haine envahissant les réseaux pour s’en convaincre. Il existe aussi, hélas, des livres haineux. À côté du superbe Voyage au bout de la nuit, Céline écrit l’atroce Bagatelle pour un massacre. Je ne pense pas qu’on puisse défaire nos créations de notre ambivalence. Cependant, celles qui marquent notre histoire et s’impriment dans nos mémoires comme essentielles, qu’elles exposent le meilleur ou le pire de nous – et quasi toujours les deux ensemble – ne sont pas inspirées par la haine. Dans ce que vous dites, la création semble être acte d’amour. Je le dirais peut-être autrement. Elle fait signe de nous à nous. Signe de main comme les mains pariétales de la préhistoire…
Pour ce qui est de la mystique, c’est délicate question. Dans « Ce qui reste », texte liminaire de La Mort n’est jamais comme, j’oppose les mystiques aux dévots. Autant les premiers incarnent un élan de notre humanité vers ce qui la dépasse, autant les dévots et les fanatiques sont une plaie.Je me méfie des religions, des exactions et des massacres commis en leur nom, hier et aujourd’hui. Elles emprisonnent l’esprit, torturent les corps, mutilent les vies, ensanglantent notre histoire depuis toujours et continuent de le faire. La spiritualité, avec ou sans croyance, est, elle, une dimension verticale de nous-mêmes, transcendante dirait la philosophie. La raison n’épuise pas le monde… Mes textes sont aussi traversés par cette verticale, que je ne saurais, cependant, nommer mystique. Si les habitent la question de l’être, l’expérience de la transcendance, la sensation d’un grand tout, dont nous ne sommes que partie, c’est plutôt d’une manière proche de Spinoza et de son « Deus sive natura » (Dieu à savoir la nature) ou de la pensée chinoise, d’un Tchouang Tseu par exemple. C’est différent du dialogue avec un Dieu personnel, qui me semble caractériser la mystique, du moins la mystique des monothéismes occidentaux.
On peut, bien sûr, rejoindre un chemin mystique à travers l’écriture et ce dernier se traduit aussi par le poème, pensons seulement à St Jean de la Croix ou au poète et mystique persan Rûmî. Je ne le dirais pas de mon écriture même si je suis sensible à la leur. Dans tous les cas, le poème, qui interroge le tout de nous, traverse les trois ordres pascaliens ! Plus ou moins et différemment selon les poètes, mais les dimensions magiques et spirituelles font partie de son horizon, de la magie du verbe à l’image alchimique. Le poème explore aussi l’obscur, le mystère et illustre la capacité des mots à faire réentendre ce qui s’est usé et éteint dans la parole ordinaire, à ranimer le disparu. À un pouvoir du Verbe de redonner vie. Est-ce mystique ? Si oui, hors dogmes et croyances.
Les figures d’Orphée ressuscitant Eurydice par son chant, du prophète hugolien du « pâtre promontoire » ou du « voyant » rimbaldien persistent, sous-jacentes, dans la contemporanéité même si cette dernière les a déboulonnées, du moins ici, les jetant aux oubliettes avec l’inspiration. La version académique de cette dernière est stérile, mais, au sens propre de respiration, elle est témoin de vie. Quand on a expiré on est mort ! Un poète inspiré est avant tout un poète vivant ! Intensément vivant. Intensément présent au présent et à tout. Le Pneuma grec et le Ruah hébreux, qui signifient à la fois souffle et esprit, résonnent dans le terme d’inspiration. Je tiens beaucoup à ce double sens, à ce souffle vital, auquel se branche le poème, à la respiration de ce dernier, à son rythme, à son amplitude, à cette sensation aussi que l’écriture nous écrit autant que nous l’écrivons et qu’elle nous traverse venant d’en deçà de nous et s’élançant vers un au-delà de nous. « Tout respire dans tout » disait Hippocrate. Il faut aussi que le poème respire. Il est respiration…
Je dis aussi parfois qu’écrire c’est s’anonymer. À la fois trouver une langue singulière et s’y anonymer. Le « je » du poème n’est pas le « moi ». Mais, n’exagérons pas le discours sur le poème, lui et sa théorie sont seconds. L’enjeu c’est le poème. Et je ne peux pas dire hors poésie ce qui ne se dit précisément qu’en poésie ! Sinon je n’en écrirais pas !
L.R. : Dans le cadre de l’Academie des écrivains et écrivaines dont vous faites partie, portée par l’Université de Strasbourg et la Ville de Strasbourg en novembre 2024, plusieurs écrivains s’étaient unis pour rappeler, en particulier, la puissance de la résistance contre les désordres du monde. Croyez-vous comme Hélène Cixous que, « qui est né avec guerre est plus proche de la vérité » ? En outre, « être avec guerre, c’est savoir qu’elle reviendra ».
C.B. : Je ne sais pas si le poème peut contre l’atrocité. Directement non, mais je ne me pose pas la question ainsi. Le poème dit tout de nous, dont la révolte, l’indignation, le désespoir, la résistance au pire. Ce qui en découle et en advient échappe, mais le poème prend note et date contre ce qui diminue dans l’être. Et ce de multiples manières, autant par l’engagement direct que par sa gratuité comme je l’ai déjà souligné. L’art affirme une irréductible liberté par son existence même. Son obstination à durer, y compris dans des conditions terribles. Cette Académie des écrivains et des écrivaines pour les droits humains est une très belle initiative. Il importe que des écrivains et écrivaines de plusieurs continents s’unissent pour faire entendre leur appel à la paix, contre les massacres actuels et contre les menaces qui pèsent sur cette dernière et sur l’avenir de la terre.
Je ne suis pas née « avec guerre », mais juste après. De toute façon les « guerres » ne cessent de flamber. Il n’est pas un instant du XXe et XXIe siècles, qui ait été sans guerres. Plus ou moins proches, suscitant plus ou moins l’intérêt de l’opinion publique en Europe, mais toujours là. De la guerre du Vietnam à celle d’Algérie, de celle du Liban à celles d’Ukraine et d’Israël-Palestine, qui dure depuis 1948, sans compter celles de Tchétchénie, du Kosovo, d’Irak, du Pakistan, du Nigéria, de Mauritanie etc., la guerre ne s’est jamais interrompue. Ce n’est pas que la guerre « reviendra », c’est qu’elle n’a jamais cessé d’être là, mais que nous y sommes plus ou moins attentifs selon qu’elle nous touche de près ou de loin, ce qui en dit déjà long …
L’expérience de la guerre rend sans doute plus proche de notre vérité. Elle nous confronte à la mort et expose à cru notre ambivalence. Nul besoin de la guerre pour la voir à l’œuvre, mais elle y est exacerbée, sans faux-fuyants possibles, portant à des sommets de générosité, de courage, de dévouement mais découvrant aussi des gouffres de lâcheté, de cupidité, de cruauté. Nous nous déshumanisons vite. Notre humanité est fragile. Sans cesse à activer en nous et à inventer. C’est ce qu’essaye de dire « Célébration de l’espèce ».
Tant de livres, de témoignage l’ont fait… Ce n’est pas une raison pour cesser de le faire, mais notre histoire n’apprend rien ou bien peu à ceux qui suivent. Nous sommes sans mémoire et l’horreur recommence sans fin. Cela aussi est notre vérité : L’oubli. Chaque génération refait l’entier du parcours, tombe dans des illusions et des pièges analogues. L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais radote et bégaye beaucoup.
L.R. : Dans Vues de vaches, avec le photographe Cyrille Derouineau (2009), vous saisissez et vivez le réel de votre propre regard. Il n’y a pas uniquement de l’humour, loin s’en faut. Vous vous opposez, par exemple, au consumérisme hors de mesure de l’abattage rituel. Plus encore, animaux et humains sont tous victimes de souffrance. La cause animale a toujours traversé les littératures. Le terme « Humanimaux » serait-il définitivement vôtre ?
C.B. : Nous sommes vivants parmi les vivants, vous ai-je dit précédemment. La cause du vivant est nécessairement « humanimale ». J’aime les animaux, présents dans ma vie et dans mes textes ; Les souffrances que nous leur infligeons sont ignobles. Identiques à celles que nous nous infligeons trop souvent à nous-mêmes et aux autres. Eux et nous sommes également victimes de notre inhumanité nourrie par la prétention et le délire de puissance. Leur respect et leur préservation pose la question du droit du vivant, dont nous sommes, et à terme celle de notre survie.
Ma grand-mère Louise, dont nous parlions, était paysanne. Sans tomber dans la rêvasserie d’un éden de la ferme, il y avait, chez les petits paysans, un soin des bêtes à la fois parce qu’un lien se créait et par intérêt. Peu importe aux usines à volailles que les poulets crèvent entassés, le nombre compense la perte. Tout ce qui est soumis au seul rendement et au seul profit est meurtrier. Avec les camps, le XXe siècle a inventé le rendement de la mort. Le système concentrationnaire me semble être une figure récurrente de notre époque, une sorte d’effroyable modèle sous-jacent. L’élevage et l’abattage industriels, l’exploitation des ressources jusqu’à épuisement reproduisent ce modèle exporté à tout le vivant.
L’évolution de la conscience humaine n’a pas suivi l’évolution scientifique et technologique. Nos pouvoirs sont disproportionnés à notre lucidité et à notre conscience. Nous n’avons guère fait de progrès en humanité – et c’est un euphémisme – alors que notre capacité de destruction s’est accrue de façon exponentielle. La menace atomique, la dégradation de la planète, du climat et de l’équilibre écologique, le mépris du vivant, la destruction des espèces, la cupidité aveugle sont au service de la mort. Un jour cette dernière n’aura plus rien à faire, nous nous serons chargés de tout exterminer y compris nous-mêmes.
L.R. : Dans Célébration de l’espèce, une élégie du combat, vous écrivez : « Qui sauvera mon espèce de mon espèce ? Une espèce qui se gorge de meurtres est une espèce condamnée à la non-éternité de son espèce ». La non-éternité vous permet l’insurrection vivante. Où est la porte de votre maison ?
C.B. : Que voulez-vous que j’ajoute à cela ? Détruire le vivant, dont nous participons, c’est, à terme, vouer notre espèce à la disparition. Ni dominant ni dominé serait la seule manière de mettre un terme à cette destruction. On en est loin…. Quant à la révolte et à l’insurrection contre ce qui tue, blesse, emprisonne la vie, elle est l’impératif éthique majeur. La seule réponse à la honte d’être humain, qui submerge parfois…
La porte de ma maison est aux quatre points cardinaux de l’Ouvert. Dans l’Ouvert de la vie.
L.R. : Vous partagerez volontiers l’injonction de la chorégraphe américaine Carolyn Carlson : « Les mots mentent ». Pour faire poésie, la bouche devient la main qui écrit. Chercher bouche. Tenir langue. Pourriez-vous nous dire, chère Claude, quel a été le fil de votre langue pour écrire le recueil La mort n’est jamais comme, qui vous a valu le Prix international de poésie francophone Ivan Goll en 2004 ?
C.B. : Je ne crois pas que les mots mentent. C’est plus ambigu. Le langage sert autant le mensonge que la sincérité, le faux que le vrai. Dans l’écriture c’est tout aussi complexe. La fiction, l’imaginaire sont-ils mensonge ? L’art métamorphose la banalité. La revivifie. Est-ce mensonge ou dévoilement d’une vérité masquée par l’accoutumance, le manque d’attention. La création est un « mentir vrai » selon cette expression d’Aragon, que j’ai toujours trouvée pertinente. Et si l’aphorisme que vous citez signifie que les mots sont inaptes à traduire ce que nous ressentons, c’est que nous n’avons peut-être pas trouvé les bons, d’autres les ont trouvés ou les trouveront, et que, de toute façon, de l’indicible et de l’inconnu frangent toujours le langage.
On peut rêver de la langue du Cratyle, transparente à la chose, mais je préfère l’imperfection, qui reflète la nôtre, à la perfection toujours illusoire, les « régimes de vérité » chers à Foucault à « la » vérité, vite totalitaire quand on croit la posséder, le mélange à la pureté, toujours plus ou moins meurtrière, la multiplicité de nous-mêmes, de nos individualités, de nos langues, de nos cultures, de nos croyances à l’unité trop souvent réductrice de notre pluriel individuel comme collectif et à une transparence trop souvent mirador. Mais laissons cela qui entraînerait trop loin.
Quel est le fil de ma langue dans La mort n’est jamais comme ? Est-ce à moi de le dire ? Et le puis-je d’ailleurs ? Il y a, dans le travail d’écrire, un versant conscient, pointilleux jusqu’à la moindre virgule, mais aussi un versant obscur. Pas un mot qui ne soit pesé, compté, calculé et, en même temps, de l’élan incontrôlé et de l’inattendu surgissent et échappent. Les deux importent tout autant. Autant le recul et la lucidité attentive que le lâcher prise. Le conscient que l’inconscient. La complaisance d’un côté, le rêve de maîtrise, de l’autre, sont, pour moi, les Charybde et Scylla de l’écriture. J’essaye d’à la fois tenir ferme la barre et de me laisser porter par le langage. Il y a du décidé, du concerté dans l’écriture, mais aussi du donné, du spontané, de l’accueil. Chaque lecteur, en outre, tire les fils qui lui sont propres dans le tissu du texte…
On en revient à la gémellité originelle des deux mots. Prendre à la lettre trame et chaîne du tissu et du texte est un des fils qu’on peut tirer dans La mort n’est jamais comme, qui alterne les poèmes verticaux en vers irréguliers non rimés, les colonnes, et les stèles, brefs poèmes en prose nommés découpe. Ces deux formes croisent des tonalités distinctes. Et le recueil se clôt sur une prose poétique. Dans tous mes livres, je varie formes et tonalités. C’est un des fils de ma langue : la variation. On peut en tirer un autre qui joue de l’écart entre la voix et la vue, l’œil et l’oreille, alternant des poèmes fortement, visiblement, sonores et rythmés et des poèmes dont la rythmique est plus cachée sous l’écrit. Un autre encore que je nomme la « feuillature » du poème, dans lequel tout signifie (son, disposition, syntaxe, images, rythme, figures…), et qui signifie multiplement, visant à produire du sens, de la signifiance plutôt que de capturer des significations figées. Il y en aurait encore d’autres. Ma langue tisse toujours plusieurs fils. C’est ce que je cherche. C’est aussi simplement ce que je suis. « Je » est pluriel, le monde est pluriel, nous sommes pluriels. Le fil de ma langue c’est ce pluriel sur le fil de la lame, en équilibre fragile entre les deux écueils du disparate et du répétitif. Écrire est toujours funambule… Et le fil de la langue un couperet.
Je vous ai répondu formellement, mais il faut ajouter que l’écriture se fait avec nos expériences, nos sensations, nos émotions, nos espoirs et nos regrets, nos joies et nos douleurs, notre monde intérieur, qui comprend aussi notre imaginaire. Cela est le matériau brut du poème. Dans La mort n’est jamais comme, notamment l’épreuve de la folie et de la mort de l’être aimé. Ni le matériau seul ni la forme seule ne font poème. Il n’y a pas de dit sans manière de dire et la forme sans contenu sonne creux. C’est de leur rencontre que l’écriture nait… ou pas ! C’est là tout l’enjeu : trouver une langue, une forme qui fasse sens. Sens pour autrui, l’émeuve au double sens de le toucher et de le mettre en mouvement. Écrire est toujours risqué. On peut danser sur le fil ou s’écraser au sol. On n’est jamais sûr de ce qui adviendra. Au final, de sont les autres qui en décident.
L.R. : Dans le livre Aux dires de l’écrit, on peut y lire le néologisme « dirécrire » (que l’on retrouve ailleurs dans votre œuvre). Que cherchez-vous à fonder en unissant ce qui est séparé ?
C.B. : Je viens presque de déjà vous répondre. Le poème est, pour moi, en tension entre la vue et la voix, l’œil et l’oreille. Le proche de l’une, la voix, sa présence charnelle, au plus près du corps, du poumon, de la bouche, de la gorge et le distant de l’autre, la vue, sa perspective sans limite et son recul. Dirécrire c’est travailler la tension entre les deux. Entre la spontanéité de la parole et la prise de distance de l’écrit.
Je ne vise pas à les unir, mais à mettre l’écriture en tension au sens dramaturgique du terme. Dans le mouvement. Parler est mouvement. Écrire est mouvement. Vivre est mouvement. Je ne cherche pas une réconciliation des antagonismes qui nous traversent, ni à supprimer les écarts, bien au contraire, c’est de la tension entre les pôles que nait le mouvement. La vie.
Dialectique, synthèse disjonctive, perception oxymorique de la vie, peu importe la manière de désigner et de décliner cet axe majeur de mon écriture. Je dirais simplement qu’ainsi je sens, pense et vis : dans le pluriel, le jeu des contraires et le mouvement qu’il génère. Dans la mort seule tout est enfin un et immobile … Mais la mort et la vie sont, elles-mêmes, indissociables, deux moments du temps. Et, au final, nous ne sommes que du temps…
L.R. : Quelle est la place de votre écriture pour le théâtre dans votre œuvre ? Comment êtes-vous venue au théâtre ?
C.B. : C’est le théâtre, qui est venu à moi, par la rencontre avec des comédiens et comédiennes, qui ont dit mes textes. Je n’ai écrit du théâtre que sur commande d’acteurs et de metteurs en scène. Par exemple, L’Auteurdutexte pour Ivan Romeuf, La Prima Donna pour Frédérique Wolf-Michaux, Orphée Market pour Agnès Sajaloli. C’est la personnalité et la demande des acteurs ou des metteurs en scène qui déclenchent les textes.
Dans son livre De Godot à Zucco, qui propose un panorama du théâtre contemporain, Michel Azama me classe dans « le théâtre de langue ». C’est, je pense, très exact. Je ne suis pas une écrivaine de théâtre, au sens où, comme je viens de le souligner, je n’écris pas de théâtre hors d’une sollicitation, d’un contexte, mais j’ai beaucoup aimé le faire et le théâtre m’a infiniment appris.
Voir ses mots prendre corps et voix, vivre leur vie propre dans d’autres incarnations, est une expérience déterminante. Je ne suis pas portée au délire de contrôle, mais si je l’avais été, le théâtre m’en aurait débarrassé. Nos ouvrages, une fois rendus publics, ne nous appartiennent plus. Ils vivent leur vie propre. Et parfois de manière insoupçonnée. Cette dépossession immédiate dans le théâtre, qui est art collectif, comme l’immédiate sanction du plateau et du spectacle apprennent beaucoup en rigueur et en humilité. Le théâtre est impitoyable rythmiquement, si ça ne fonctionne pas, il faut trancher vite et sans complaisance. Rien de tel que d’entendre son texte lu par un bon comédien – et j’ai eu la chance des meilleurs – pour que les défauts sautent aux yeux ou plutôt aux oreilles ! C’est un « gueuloir » à l’efficacité décuplée ! Pour découvrir aussi qu’un comédien sait en rendre perceptible des nuances et des subtilités, que l’on est soi-même incapable de faire entendre. Le théâtre est un art majeur. Aussi grand que l’écriture. Il n’y a d’ailleurs aucune hiérarchie entre les arts. On apprend toujours d’un art et des artistes.
J’ai eu le grand plaisir de voir mes textes créés en scène nationale. Devant un public sans proportion avec celui des lectures poétiques, on mesure le risque pris par soi-même certes, mais surtout par les acteurs, le metteur en scène et tous ceux et celles qui ont participé à la création du spectacle. On mesure sa responsabilité vis-à-vis d’eux et du public. Même s’il y a une émotion unique à recevoir un retour sur son travail au taux d’applaudissements, elle va de pair avec une incertitude, une inquiétude, une angoisse sans proportion avec celles d’une publication. J’ai eu la chance que mes textes soient bien accueillis, mais on se sent petit face au travail des acteurs et à une salle pleine. Et on l’est !
Le théâtre renvoie impitoyablement à la fugacité de nos ouvrages – la captation du théâtre n’est pas l’expérience du théâtre et aucune représentation n’est la même – et au respect de ceux et celles qui donnent chair au texte comme du public qui le reçoit. Dans les lectures poétiques, on assiste, parfois, à d’interminables monologues à peine audibles. Sagement le public supporte, mais il ne revient pas ! Le théâtre ne peut pas se permettre cette inconscience d’autrui. Il viderait les salles ! Les comédiens m’ont appris à fuir autant la complaisance que le cabotinage. Ils m’ont appris à lire mes textes pour autrui et non pour moi-même. Je leur dois beaucoup et je ne serai jamais assez reconnaissante envers ceux et celles qui ont fait vivre mes textes de théâtre comme mes textes poétiques, de Frédérique Wolf-Michaux à Jacques Bonnafé sur France Culture et, en ce moment même, Jacques Weber, qui donne voix à « Célébration de l’espèce », pour ne citer qu’eux.
L.R. : Dans le récit Mues (2020), la phrase suivante : « Voilà, c’est fait, un jour de plus » fait écho à celle, extraite de En attendant Godot de Samuel Beckett : « Voilà encore une journée de tirée ». Que vous fait réinventer le style minimaliste ? Pourriez-vous faire lumière sur l’histoire composée de ce récit ?
C.B. : Mues est un récit qui passe sans discontinuer de la prose au poème, incrustant aussi des formes poétiques dans la trame narrative. Une autre sorte de variation… L’ensemble n’est guère minimaliste, me semble-t-il. J’ai toujours tressé formes longues et formes brèves – du monostiche au long poème – parfois en alternance immédiatement visible d’un poème à l’autre comme dans La Mort n’est jamais comme ou Sinon la transparence, parfois dans un continuum, où des formes brèves voire lapidaires sont prises dans des textes amples comme dans Il y a des choses que non, Épître langue louve ou Mues.
Ce dernier texte a la particularité d’être un récit, que je place, dès son orée, dans la perspective qui l’a fait naître, une résidence d’écriture au monastère de Saorge, qui s’articulait autour de la thématique « épreuves et empêchements ». Ce lieu me ramenait aussi à mon enfance, partagée entre les rives de la méditerranée et les vallées alpines qui les frangent. Après une première version courte, le texte a pris de l’ampleur au-delà de la thématique initiale. Il tient du récit d’enfance et du retour sur la traversée d’une vie, marquée, comme la plupart, par des épreuves. C’est au final une méditation, qui ne s’interdit aucune forme et passe de l’intime aux échos du monde, de la contemplation au souvenir. Mais le résumer ainsi, à la diable, ne le donne guère à entendre !
Ce livre, qui a été publié parallèlement en français et en anglais-américain, traduit par Lili Robert-Foley, est, pour moi, important. Il semble qu’il ait été marquant aussi pour d’autres. Je sais, par exemple, qu’une communication va lui être spécifiquement consacrée, lors du colloque sur mon écriture organisé par Béatrice Bonhomme à l’université Nice-Côte d’Azur, qui aura lieu les 23 et 24 mars 2026 et compte une quinzaine de communications universitaires.
L.R. : Mettre la mort en danger, vous irait bien. Pourriez-vous nous écrire trois vers ?
C.B. : Vous me prêtez, là, des pouvoirs que je n’ai pas ! Je suis bien incapable de menacer la Mort, ou la Vie, chacune définissant l’autre. Elles sont indissociables et me contiennent, nous contiennent. On peut parfois défier la mort, mais c’est risqué ! La mettre en danger est au-delà de notre pouvoir et de celui de l’écriture aussi tentée soit-elle de croire qu’elle peut redonner vie. Elle le peut, mais métaphoriquement, imaginairement, mémoriellement.
Peut-être la traverse parfois l’ambition de l’«exigui monumentum aere perenius » (j’ai érigé un monument plus durable que l’airain) d’Horace, mais les peintures de sable des Indiens Navajos, qui s’effacent au matin me paraissent plus près de notre vérité. Tout meurt et, par définition, ce qui vit ; des civilisations entières meurent, nos œuvres de même. Il en reste des traces. Sans doute peut-on comprendre cette obstination de notre humanité à témoigner d’elle-même, à laisser des traces d’elle dans son écriture, son art, comme une réponse à notre finitude. Une manière de conjurer la disparition totale. Si cela est mettre la mort en danger, tout créateur le fait sciemment et/ou inconsciemment, mais il faut, me semble-t-il, rester humble devant la mort comme devant la vie, pile et face d’une même pièce. On laisse des traces, on passe le témoin, on tente de faire signe à travers le temps et la poussière… Signe d’humanité.
Excusez-moi, mais vous improviser trois vers, cela je ne sais pas le faire ! Je rumine mes textes longtemps. Il faut qu’ils reposent, mûrissent. J’ai participé à des joutes poétiques, notamment au Québec, mais c’est un jeu collectif, un ping-pong poétique, qui vaut par les échanges. Là, je déclare forfait !
L.R. : Vous écrivez avec tous les états du corps. L’odorat, le toucher, le goût, sont des sens particulièrement présents dans votre œuvre, mais aussi la vue et l’ouïe, bien évidemment. Votre énergie ne semble jamais enfermée. Comme si vous vous exerciez sans cesse à l’amour par le sentiment du désir qui peut être ambivalent. Qu’essayez-vous, à toute force, de dévoiler ?
C.B. : De dévoiler la plénitude d’exister peut-être. La joie. Celle du sensible. De tous les sens présents à l’instant. Celle de l’éveil et de l’intensité d’être. Celle de l’écriture, qui est aussi joie même lorsqu’elle écrit du pire.
Vous semblez opposer désir et amour, qui se distinguent bien sûr, mais tout dépend aussi de quel amour on parle – éros, agape, philia, caritas ? Comme tout un chacun, me semble-t-il, j’ai connu et vécu ces diverses formes d’amour, de la passion à la solidarité fraternelle, du désir à la compassion, de l’empathie à l’amitié. Elles se différencient et se croisent aussi à leur origine. Plus profondément, je ne pense pas que le sensible, les sens, soient du côté du désir seul. Ils sont du côté de l’éveil, de l’attention, de la présence au présent, à l’autre et au monde. Et écrire s’enracine dans l’attention attentive ! Je n’oppose pas non plus le corps et l’esprit. Pour moi ils sont indissociablement joints. Et s’exerce-t-on à l’amour ? On le ressent, le donne et le reçoit.
C’est à l’entier du vécu et à la pensée de ce dernier que je lie le sensible. Deleuze écrit ceci : « Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours d’affronter le chaos. (…) Les trois voies (sciences, poésie, philosophie) sont spécifiques, aussi directes les unes que les autres, et se distinguent par la nature du plan et de ce qui l’occupe. Penser, c’est penser par concepts, ou bien par fonctions, ou bien par sensations, et l’une de ces pensées n’est pas meilleure qu’une autre, ou plus complètement, plus synthétiquement pensée (…) ». Le sensible est le matériau de l’art, lequel sent, pense, dit le monde et nous-mêmes à sa manière propre.
Il me semble, dans tous les cas, ne chercher ni à cacher ni à dévoiler, mais à exprimer, explorer, interroger, tous les sens et l’esprit en éveil. À m’adresser aussi… M’adresser à l’autre, à qui le poème est, au final, destiné. Dans une adresse sans intention – on ne fait pas du poème avec des intentions… – impersonnelle et ouverte bien sûr, mais une adresse tout de même. Il n’y a pas de « je » sans « tu », pas de poème sans lecteur, qui l’instaure comme tel.
L.R. : Dans Épître Langue Louve (2015), Lieu des éparts (1979), Sinon la transparence (2008), la nature déclare au temps son ivresse. Le monde minéral issu de la terre dialogue avec le monde du vivant, l’organique, animal et végétal. Que cherchez-vous à suspendre à travers l’embrassement de ces diverses formes vivantes ?
C.B. : Vous avez tout à fait raison, je suis fascinée par la luxuriance prolifique de la vie. Sa somptuosité dispendieuse. Sans doute mon écriture tente-t-elle sinon d’en saisir quelque chose, du moins d’en rendre compte, de la donner à ressentir.
J’ai toujours été d’une insatiable curiosité de tout. J’aime comprendre, sentir, connaître, ressentir. J’aime l’énergie inépuisable de la vie. Si je choisissais un mot pour caractériser ma vie et mon écriture, je choisirais celui d’intensité. Dans le meilleur comme dans le pire. Même si j’ai vécu la souffrance et la mort d’êtres aimés, je n’ai connu ni l’absence de réciprocité de l’amour ni sa mort. De ce côté-là, la vie m’a distribué un carré d’as. Pas étonnant que je l’en aime elle aussi malgré sa cruauté ! Car elle ne m’a pas épargnée non plus, loin de là ! Mais, jamais, n’a été détruit mon amour viscéral de la vie, qui était celui de ma mère et qu’elle m’a transmis. On a parlé de mon père, de ma grand-mère, mais il faut aussi évoquer ma merveilleuse mère, sa justesse et son accord immédiat à la vie. C’était un très bel être, que j’aurais aimé connaître si elle n’avait été ma mère.
J’ai été aimée et bien aimée dès l’enfance. J’ai continué de l’être ma vie durant et le suis toujours. Magnifiquement. Cela n’empêche ni les épreuves ni les souffrances, dont celle du deuil, mais c’est une grande chance, une grande force, que je mesure comme telles. Vous parlez d’embrassement. Alors, certes oui ! Mais sans besoin de possession ni de mainmise sur qui ou quoi que ce soit.
Qu’est-ce que je cherche à suspendre ? La mort bien sûr. Vous me prêtez beaucoup d’intentions, mais s’il y en a une, mi consciente mi inconsciente, c’est sûrement celle-là ! Tout en sachant parfaitement qu’elle est illusoire et qu’inexorablement tout meurt. J’ai trop vécu de pertes pour l’ignorer et ne pas savoir que « la mort n’est jamais comme ».
L.R. : Quelle exploration poétique, sans doute nourrie de la multitude de vos territoires formels, êtes-vous en train de mettre au jour ?
C.B. : J’arpente, comme toujours, plusieurs chemins à la fois. Je viens de publier, aux éditions Tipaza, avec des peintures de Gérald Thupinier, Le Damier de vivre, qui rassemble quinze textes préfigurant un livre en chantier. J’ai aussi en cours des textes en prose. Du récit, pour le dire vite. Tout cela est en gestation. En travail. J’ai du pain sur la planche et plusieurs fils sur le métier à tisser !