Serge Pey est écrivain, poète-chercheur, l’un des plus iconiques de la poésie contemporaine, précisément de la poésie d’action, qu’il habite depuis cinq décennies. Il est aussi un créateur prolixe et unique des arts visuels. Né en 1950 à Toulouse, dans la cité ouvrière de l’Hers, d’un père exilé républicain anarchiste catalan et d’une mère occitane, il grandit dans quatre langues : l’occitan, le catalan, le français et l’espagnol. Pey ou l’insurrection vivante a suivi les traces des poètes de la Beat Generation, a milité au Chili contre le régime de Pinochet ; en portant des plis secrets aux agents du MIR, a fondé la revue ÉMEUTE, puis TRIBU, a vécu entre le Mexique et la France. Il est le cofondateur du groupe de poésie d’action-Flamenco, « Los Afiladores », a été l’un des principaux acteurs du groupe international de la poésie directe ; il a animé tant d’années la Cave Poésie (dont il est président), a dirigé les « Chantiers d’art provisoire » du Ciam à l’université Toulouse 2-Jean Jaurès (fin 2018). Halte. Son œuvre-vie est une véritable mosaïque. Surtout, Serge Pey n’a jamais cessé de nous rappeler, en tant que créateur de situations, par centaines, que la poésie n’est autre que « la conscience du réveil et des alarmes », et que si elle est le pain des pauvres, elle est debout. Poète de la pensée, de la lumière, Serge ne s’est jamais tenu à l’avant-garde –se tient à la garde. Il a obtenu le prix Robert Ganzo de poésie en 2013, le Grand Prix national de Poésie de la Société des gens de lettres en 2017 et le prix Guillaume Apollinaire, la même année.
Laurine Rousselet : Ton œuvre entière, cher Serge, soutient que la relation qui existe entre l’écriture, le corps et la voix, est fondamentale. La poésie est donc le lieu du langage où il y a le maximum de corps : les mots se font langue, ils réinventent le double que nous ne voyons pas de notre propre corps. Tu penses aussi que nous sommes dans une crise du corps. Une crise de l’oralité. Comment transcender les limites pour réinventer ce que nous sommes ?
Serge Pey : Écriture, corps, voix. Tout ceci a été pensé en partie à la lumière de celui qui a guidé ma réflexion durant une partie de ma vie, mon ami Henri Meschonnic. Poser la question ainsi suppose aussi une réponse simple, on écrit avec son corps, même si on n’en possède pas, ou si on imagine un corps qui écrit et qui dépasse le nôtre. Un fantôme. Toute écriture est l’invention d’une oralité même si elle est impossible à exister. La poésie c’est cela : inventer une voix que personne ne connaît, mais que nous avons en nous et qui nous crie en balbutiant. Écrire c’est toujours cela : convoquer une voix ou la découvrir. La vieille opposition entre écriture et oralité pour moi n’existe pas, si ce n’est qu’en apparence. Ainsi l’oralité n’est pas uniquement l’interprétation théâtrale d’un texte, c’est un va-et-vient incessant dans un sacrifice du langage qui veut trouver ses doubles à l’infini.
Je ne crois pas qu’il y ait crise du corps. C’est un concept à la mode même si c’est vrai que le corps change en permanence, et que la société fait reculer ou contrôle ses limites en inventant sa liberté ou son oppression. Mais l’écriture n’est pas que cela. Les poètes inventent un corps mystique, et c’est ce corps qu’on ne voit pas qui est convoqué. C’est donc un corps politique qui est mis en avant inconsciemment.
Un corps-écrit est celui d’un dialogue avec l’entièreté des corps écrits ou des voix (qui sont aussi des écritures) qui sont parvenues jusqu’à nous. Nous convoquons ainsi tous les présents et les passés. Nous vivons avec des fantômes. Mais, si aujourd’hui il y a crise du corps, c’est celui de l’effacement des voix écrites du passé. Ce qui se nomme corps aujourd’hui dans la poésie c’est celui du tempo du bruit.
La mémorisation d’un poème n’est pas uniquement quelque chose de technique. C’est l’intégration dans toutes ses dimensions de quelqu’un d’autre qui vient jusqu’à nous comme une lettre. L’écriture est la réponse de notre corps à un corps qu’on ne voit pas.
Aujourd’hui, le corps politique de la poésie est souvent un corps ignorant, confondant la gesticulation scénique avec le dialogue, prenant ses références dans les académismes les plus éculés. Les scènes de la poésie en général ne choisissent pas le texte, mais sa pseudo-théorisation, mais pas l’écriture qui est toujours la mise à mort d’un corps conventionnel.
L’écriture est une résurrection qui entend les voix de ceux qui sont morts ou qui vont mourir ou de ceux qui ne sont pas nés. Elle est une magie, un ensorcellement non une expression. L’expression du je oral, n’est qu’une partie minimale de l’oralité.
Je pense ainsi que l’humanité a toujours su écrire à partir du moment où elle s’invente comme poème, qui est la main intérieure de l’invisible qui nous écrit.
La fixation historique du poème dit oral par l’écrit est une façon de rendre visible l’écriture de la bouche. Le poète dit oral, sarde ou basque est créateur d’une écriture intérieure.
Mais écrire en tout état de cause, c’est établir un dialogue avec l’impensé qui nous pense.
Faire un poème c’est toujours penser de l’impensé. Il faut ainsi provoquer cet impensé dans le public, en se réalisant nous-mêmes comme impensé.
L.R. : Ton ami Yves Le Pellec t’a initié à la Beat Generation en 1975. Il était le traducteur d’Allen Ginsberg qui t’a révélé. La modernité américaine est basée sur l’oralité. Pas la modernité française. Quelle était cette « grande ouverture » que tu as embrassée ? Crois-tu que le jeune homme, poète, que tu étais, reconnu pour être « celui qui crie », y était prédestiné ?
S.P. : Ce qu’on appelle oralité n’est que la forme d’une écriture. Walt Withman dont le texte incarne un rythme particulier n’est pas plus oral que Mallarmé. Ce sont deux façons de dire le poème. La « beat » et les nombreux récitals que j’ai effectués avec eux (Giorno) en partageant les mêmes scènes n’a pas influencé ma façon. Mais je pense que c’est la rencontre avec mes deux pieds qui a permis cette rencontre.
Dire quelque chose, c’est souvent le crier quand la société ne crie pas ou qu’elle crie trop. Mais c’est la voix du poème politique où la société arrive comme un camion sur un trottoir qui est la plus forte.
Avant je pensais aux deux traditions de la modernité, celle de Whitman orale et celle de Mallarmé écrite, aujourd’hui je ne le pense pas. Ce sont des hérédités arbitraires. Je ne confonds pas l’effet scénique d’un poème avec lui-même. Mallarmé me paraît aussi oral que Withman. La poésie c’est cela : chercher le vivant en déterrant le mort.
C’est le modèle troubadouresque occitan qui m’a permis un dialogue avec Grégory Corso, John Giorno ou Ginsberg. Les dialogues avec William S. Burrougs ont été pour moi centraux. Pourtant on ne peut pas dire qu’il fut un grand oralien.
C’est le texte américain libre qui m’a permis de comprendre qu’il y avait un mauvais théâtre du poème, le récital français à la mode conventionnel et académique était impossible. Le piano ou la guitare gémissante à côté du récitant debout était insupportable.
J’ai dit à cette époque Vive l’Amérique ! Mon Amérique anglo-saxonne ce fut-elle.
Si je fus prédestiné, c’est que l’écriture des troubadours a été ma première paire de chaussures ainsi que la fascination que j’eus pour ce qu’on a appelé plus tard l’ethnopoésie. Ainsi que l’étude que je fis de la poésie populaire qui est en vérité une poésie savante. Dans les zones que je fréquente en Italie ou en Sardaigne, par exemple, j’ai remis en parallèle des jonctions entre Dante, la poésie populaire et de la sextine. On ne sait pas qui invente qui.
Les joutes poétiques en hendécasyllabes rimés sont des exemples majeurs de ce que je peux appeler dans les improvisations, les écritures de la voix.
L.R. : Tu es très proche des mystiques tels que Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, Angelus Silesius (uni en partie à la théologie négative). Pourrais-tu nous dire ton rapport à la prière, dès ton plus jeune âge ? « Casser l’espace pour faire du temps », est-ce saisir l’instant d’éternité ?
S.P. : La poésie est une spiritualité, mais aussi une mystique. Elle n’est pas que cela, certes. Mais elle cherche en permanence la cause première même dans les faits divers. Elle est un témoignage de l’invisible en tant que pensée, même si le visible nous crève les yeux. Il fonctionne comme un jeu de poupées russes. Même le poème le plus infime est un rapport au cosmos et à son interrogation philosophique. Il est un trou noir de l’espèce humaine dans lequel on s’engouffre pour créer nos voies lactées face au grand carnaval du néant. La poésie est moins une prière qu’une magie. En ce sens elle n’a rien à voir avec la religion qui est un poème qui a mal tourné en faisant de la spiritualité, qui la sous-tend, un collectif totalitaire et identitaire, un théologico-politique.
Ce qui me rapproche de Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix c’est le poème qui les unit et le rapport entre la langue et le corps. La poésie reste sans espérance à la différence de la religion, c’est ce qui fait sa force et sa clairvoyance. Elle sait capter un moment d’éternité. Elle sacrifie sa langue dans la réalité pour la trouer. La poésie est une spiritualité athée même si elle parle de Dieu comme concept, et que c’est un mot qu’elle ne peut changer comme mystère de « cause première ».
L.R. : Tu es occitan. Tu as toujours fait la poésie avec le pied. Tu danses la poésie. À tes yeux, le poème doit devenir percutant. Quelle est cette efficacité symbolique que tu désires par-dessus tout ?
S.P. : La poésie des pieds n’est pas occitane. Le pied est une façon de retrouver le rythme. Le pied est un instrument de musique, un « zapateo ». D’ailleurs, l’origine du pied correspond à une unité rythmique. Il permet la scansion. Le pied est une mesure. Oui, il est pour moi une percussion, mais aussi la main que j’utilise de la même façon. C’est d’ailleurs en fonction de ma percussion que Ginsberg me choisit avec Yves pour l’accompagner dans les récitals où nous produisions nos poèmes mêlés.
Être occitan c’est produire des textes dans la « langue nostra » ce que je fais par moments. Je ne pense pas que le fait d’être occitan implique le fait de danser la poésie.
L’efficacité symbolique dont je parle est liée à la magie qui implique le poème, dont les métaphores et les images sont celles des sorciers.
Je suis occitan, mexicain, sarde, catalan, français, indien, huichol… La poésie n’a pas d’identité ni de genre, elle est un dépassement du masculin et du féminin, elle reste une érotique du langage. De même que pour moi il n’y a pas de poésie nationale ou ethnique. C’est la langue qui fait le poème. Les « poèmes au service de » sont souvent des moments cassés de la poésie qui unit le langage et la vie. Même si parfois nous y sacrifions. Pour dire par exemple la douleur. En tout état de cause c’est l’oreille de l’écoutant ou de celui qui se sent concerné qui fait la différence.
L.R. : Tu as été le compagnon de route, entre autres, de Michel Giroud, de Julien Blaine, de Joël Hubaut, de Bernard Heidsieck, acteurs de la poésie sonore. Tes œuvres Nierika ou les Mémoires du cinquième soleil (1993) ; Qàu : Ne sois pas un poète, sois un corbeau… (2009) ; Chant électro-néolithiques pour Chiara Mulas (2012) témoignent de ce chemin.
S.P. : C’est l’ennemi qui nous nomme. Qui a regroupé en force presque une génération de proférateurs, malgré quelques exceptions. Par la force des choses, on nous a regroupés sous le nom de poètes sonores, avec d’autres comme Henri Chopin, ou même parfois Jean-Luc Parant. Mais nous n’étions sonores que parce que nous étions en scène, et que nous vocalisions nos poèmes comme des lectures performatives, en rupture d’avec le dire dominant. D’ailleurs, la poésie sonore appartient à un registre particulier défini précisément par Bernard Heidsieck.
L’anthologie d’Henri Chopin chez J.M. Place n’est pas une anthologie sonore, mais un mélange arbitraire d’auteurs qui faisaient des lectures publiques, avec de vrais ouraliens, malgré de grands absents comme Julien Blaine.
Ne sois pas un poète sois un corbeau est un opéra-manifeste sur l’académisation des avant-gardes il y a de cela déjà une trentaine d’années, sombrant dans le spectacle au mauvais sens du terme comme les « situs » l’avaient déjà vu.
Non la poésie sonore n’est pas une manière spéciale ou particulière de dialoguer avec la mort. C’est toute la poésie qui mène ce dialogue à travers un sacrifice du langage. La poésie sonore a été le besoin de rejoindre le théâtre et parfois d’inventer un livret d’opéra. Les académismes sont aussi des gymnastiques des avant-gardes autoproclamées.
Dans le livre sur les corbeaux j’ai appelé à créer un prix international et atemporel de poésie clandestine.
L.R. : Un autre rhizome, la musique, contribue pleinement à faire alliance à ta filiation. Jazz, flamenco, chants, dysphonies sardes, souffles de Michel Raji, tu les as tous pleinement vécus. Parmi tes innombrables partages, pourrais-tu nous parler de ceux d’avec André Minvielle (appelé le griot du Béarn) ? D’avec Bernard Lubat ?
S.P. : Ceci est une question énorme, car chaque moment de la question est singulier. Il faudrait ajouter le travail avec Benat Achiary, et nombre d’autres musiciens. Sur scène, je pense qu’un poète oralien devient lui aussi un musicien. Je musicalise mon texte, je l’interprète à chaque fois comme une nouvelle partition. J’essaye de retrouver ou d’inventer un rythme, qui est d’ailleurs souvent provoqué inconsciemment par ceux qui m’écoutent. L’aventure sonore avec André Minvielle ou Bernard Lubat reste une de mes expériences les plus abouties. Avec André c’est une histoire de swing, je casse le texte et je l’invente au fur et à mesure. Nous sommes cernés par les cibles en est l’exemple le plus abouti. Avec Michel Raji c’est tout un aspect de l’expérience soufie qui a été mise en jeu durant un travail qui a regroupé des dizaines d’interventions publiques durant quarante ans. Avec Archie Shepp ou Manu Dibango, sur scène j’ai compris le dépassement du corps de l’écrit pour le réinventer sans arrêt.
Le flamenco avec Pedro Soler, les Aiguiseurs de couteaux ou avec Kiko m’a aidé à réinventer une de mes origines ibériques. La vraie poésie populaire se rencontre là.
Les chants sardes sont toujours fondamentaux pour moi. Les chanteurs de mon village ont mis en musique et en voix mon poème sur la mort d’un ami qui est maréchal-ferrant.
L.R. : Je connais ton attachement pour la figure extraordinaire de Colette Magny (1926-1997) qui eut une place unique dans l’histoire de la chanson française. Pourrais-tu nous parler de son engagement politique, proche du tien, proche par là même de ton engagement philosophique de la poésie ?
S.P. : La rencontre avec Colette a été un des moments fondamentaux de ma vie. La préface que j’ai écrite au livre de sa nièce aux Fondeurs de briques témoigne de mon admiration. Je suis heureux qu’aujourd’hui, elle revienne sur le devant de la scène, dans une période où l’engagement parfois devient confus. Elle a été une de mes poètes publiques préférées de mai 68 avec d’autres chanteuses femmes comme Brigitte Fontaine ou Barbara. Je l’aime pour sa violence et sa tendresse. C’est André Benedetto qui me l’avait présentée.
Colette a été une chanteuse de manif et d’amour, mais aussi d’espérance. C’est bien qu’elle revienne maintenant malgré les censures qu’elle a subies et qu’elle continue de subir.
L.R. : La figure mythique de Philomèle est la structure porteuse de ton œuvre. L’image de la « langue arrachée », qui est le titre de ta thèse (soutenue en 1995), sur les pratiques orales de la poésie à la fin du XXe siècle virgule dramatise le rapport de l’écriture et de l’oralité. Une inévitable cruauté fonde la poésie comme cri muet arraché par une blessure originelle. Dès lors, le cri de révolte est là, de façon permanente, contre toute forme de domination. Ton livre La langue des chiens (2011) en est le témoignage. Pourrais-tu nous parler du sacrifice du langage que tu appelles de tout ton corps ?
S.P. : La poésie est un sacrifice du langage, à la manière de Georges Bataille. Mais cette question demande de convoquer ici de nombreux aspects à la fois historiques et philosophiques. L’éclairage particulier que j’extrais du mythe de Philomèle renforce l’idée que la poésie est l’histoire d’une mutilation et que le support de l’écriture, la page ou un mur, ou encore autre chose, est une langue en tant qu’organe. C’est la langue qui écrit sur la langue. Zénon d’Élée ou Vanini participent également de cette démonstration. Cracher sa langue est la condition du poème. Au-delà de la cruauté, c’est une allégorie qui est convoquée. Mon sacrifice de langue ne suppose pas le sang, mais l’éloigne. Le sacrifice des mots n’est pas sanglant même s’il reste un sacrifice permanent à l’inconnu. On dit que Zénon, face au dictateur qui l’interrogeait, a craché sa langue à la gueule du bourreau. Le poème est une mise à mort qui au lieu de tuer rend vivant.
L.R. : Pourrais-tu nous relater la censure de ta marche de la poésie à Kassel en 1998, marche que tu devais réaliser avec mille bâtons et mille tomates ? Comment expliques-tu que le questionnement symbolique de l’art que tu proposes, à travers tes installations et actions de poésie directe, est parfois pris pour le réel ? Penses-tu que la société poétique dans laquelle tu as toujours voulu vivre, se heurte aujourd’hui dramatiquement aux « bureaucrates de l’art » ?
S.P. : J’écris pour tout le monde, y compris pour mon ennemi. La poésie est souvent l’affaire de courtisan, paradoxalement un poète français doit savoir se taire. S’il ne le fait pas, il est mis radicalement aux bancs de la poésie. La « vraie poésie » de notre temps ne doit pas déranger. Ou alors être dans la reconnaissance dominante. Parfois cela passe ou ne passe pas. Ma solidarité avec Nancy Morejón, par exemple, la grande poétesse cubaine, m’a valu de profondes inimitiés et des ruptures avec des amis de toujours.
J’ai été surpris du peu de signatures rassemblées contre l’expulsion du marché de la poésie de Paris de Nancy Morejón, poétesse, noire, lesbienne, parce que cubaine. Les habitué(es) des signatures humanistes ne l’ont pas fait. Le débat est ouvert, et l’histoire jugera ma colère.
Un vrai poète aujourd’hui ne doit rien dire, et surtout ne pas prendre position ou alors lors de moments d’indignations collectives dominantes, faisant consensus. La Palestine est un consensus humaniste à gauche, alors qu’avant elle ne l’était pas. Mais où est la solidarité avec l’Amérique latine et les Caraïbes ?
Le festival OFF de Kassel, il y a trente ans en fut l’exemple. La censure soft a porté sur le sens de mon sacrifice de tomates (rejeté par les écolos de l’époque) qui ne comprenaient rien à ma relation magique avec la terre, et la manifestation des bâtons qui voulait traverser Kassel.
Il y a des sujets tabous aujourd’hui en poésie. On pourrait en faire la liste. Les ateliers d’écriture et les résidences en sont souvent l’objet éclatant. Il y a une poésie de résidence propre et « poétique » qui règne sur l’ensemble de la production.
De même parler de l’idéologie du poème reste dangereux, comme ma prise de position sur le concept de Printemps des poètes qui par ailleurs est une bonne chose, mais qu’il faut discuter en tant que concept.
Tu as raison d’employer le terme de bureaucrates de l’art.
Il me semble que les rassemblements de poètes aussi doivent opérer des ruptures à l’intérieur des frontières de l’art.
En ce sens, le festival d’Uzeste de Bernard Lubat est sûrement le plus grand festival de poésie de France. Polyphonix durant de nombreuses années, comme Tarascon aussi.
Le festival de Sète, malgré des réticences théoriques et politiques, semble être devenu incontournable, et c’est une réussite publique qu’il faut reconnaître. La poésie est une radicalité et une pensée antagoniste qui doit remettre en permanence le concept de poésie. De grandes voix comme Claude Ber le traversent avec d’autres.
L.R. : Quelle est la place, dans ton œuvre-vie, du livre Le Trésor de la guerre d’Espagne (2021), qui est la compilation de deux ouvrages parus chez le même éditeur Zulma ; Le Trésor de la guerre d’Espagne (2011) et La Boîte aux lettres du cimetière (2014) ? Pourrais-tu nous raconter l’incroyable histoire du cliché retrouvé, du camp de réfugiés d’Argelès-sur-Mer sur lequel ton père est visible ? Un film documentaire saisissant Serge Pey et la boîte aux lettres du cimetière, réalisé par Francis Fourcou, est sorti en 2017.
S.P. : C’est à l’occasion d’une action sur le camp de Rivesaltes que nous avons retrouvé la photo de mon père photographié à travers les barbelés. Comme si la poésie avait la force de convoquer le passé. Ce livre explique comment je suis devenu poète, et ma relation entre le langage et la vie.
Chaque événement que j’ai choisi de ma vie l’a été, car il faisait sens et avait une ouverture philosophique et poétique. Il a fait l’objet au festival d’Avignon de cette année d’une mise en scène d’Eva Castro qui a su rendre précisément la rencontre avec le poème.
J’ai écrit un autre témoignage, parallèle à celui-ci sur mon village de Sardaigne autour de l’œuvre d’Antonio Gramsci, qui a été édité au Castor astral.
J’en ai un autre en préparation sur les clowns et le cirque, car paradoxalement c’est aussi avec le cirque que j’ai opéré mes premiers contacts de poésie scéniques.
L.R. : Toutes tes actions se sont inscrites dans une dynamique situationniste. Tu es un situationniste reichien. Tu veux dynamiter la cuirasse caractérielle des gens. Quel regard portes-tu sur soixante ans de poème et d’art qui se sont engagés tout entier ? Tu as toujours dit que l’espace inconnu du langage voit le temps, que ce dernier s’incarne, qu’il se fait double pour voir. À cet instant, que voit-il ?
S.P. : Le langage voit le début d’une révolution ou d’une apocalypse. La fin aussi des croyances sociales et des réformes. La crise générale de la spiritualité et le début d’un fascisme social à travers la chute de l’enseignement, et la littérature mourante au sein de la jeunesse. La chute de l’écriture et de sa transmission. La crise de la poésie qui n’a pas trouvé son élan contre le goût contemporain. La poésie doit rester contre le goût dominant. Elle confond par exemple aujourd’hui l’oralité, l’expression vocale et la scène, et connait mal son histoire. Mais Pasolini disait que s’il y a crise de la poésie c’est parce que la crise est une poésie. Reichien, je le suis, car le poème en action que je pratique consiste à dynamiter la cuirasse caractérielle des publics composant les « soirées » de poésie.
L.R. : Ton ouvrage Ahuc, poèmes stratégiques, 1985-2012 (2012), est poignant. Plusieurs textes, dénonçant une torture d’état, nous commotionnent. On ne ressort pas indemne de la lecture du texte « Urine », dédié à « Médina Curabaz, 25 ans, infirmière, torturée avec une matraque électrique par des membres de la section politique au siège de la police d’Adana en Turquie ». Comment te confrontes-tu à la connaissance de la pratique de la torture, à son enseignement, que tu finis par nous transmettre à ton tour ?
S.P. : La torture n’est pas mon sujet d’écriture. Ce texte fut une commande que j’ai réalisée à la demande de la Ligue des droits de l’homme de Tunisie, il y a une trentaine d’années. J’en ai fait ma première lecture en action avec Yves Bonnefoy, et plus tard avec Bernard Noël et Henri Meschonnic. Aucun sujet ne doit être mis à l’écart du poème. Le poème est partout comme acte amoureux, mais aussi comme tract, ou chanson. Ce poème a fait le tour du monde, et a contribué modestement à dénoncer la torture. Ma poésie engagée a fait l’objet d’autres « travaux publics » comme ceux que j’ai réalisés au moment de l’attentat du Bataclan, ou pour demander la libération des Pussy Riot. Mais la plupart de mes textes dominants parlent de la pensée du poème, comme mon dernier livre au Castor astral ou celui sur Walter Benjamin qui verra le jour cette année ou encore mon ouvrage sur la lecture des cartes majeures du tarot.
L.R. : Pourrais-tu nous dire dans quelles circonstances as-tu écrit le poème Le dernier bombardement, qui a souvent donné lieu à une action de poésie directe avec Chiara Mulas ?
S.P. : Ce poème a été écrit, il y a plusieurs années, à la suite de la lecture du journal de la gauche israélienne Haarest. Où je reprends les termes d’un article. C’est directement un poème issu de l’actualité et un détournement du style journalistique dénonçant les bombardements : le commandant ne le savait pas, etc.
J’ai fait la même chose pour les gilets jaunes et les éborgnés. J’aime commencer le style de mes poèmes, ou prendre des modèles en dehors des mouvements d’écriture habituels de poésie. Ce qui permet d’ailleurs d’établir un pont entre l’écriture du poème et ceux qui n’y ont pas encore accès.
L.R. : Tu es un artiste plasticien (de la pensée) à part entière. Nombre de tes recueils se composent de dessins de ta main aux côtés de tes textes poétiques comme Flamenco, Les souliers de La Joselito (2017), Nierika (2007), Manifeste magdalénien (2015). Tes expositions sont importantes. Citons seulement : La parole des bâtons à la Galerie Lara Vincy à Paris en 2004, La ballade des grottes ornées au musée Les Abattoirs à Toulouse en 2009, l’occupation, la même année, de la salle Mandement de la grotte du Mas-d’Azil. Comment ton œuvre parvient-elle si naturellement à dépasser les frontières entre les arts ?
S.P. : Mon activité plastique est celle d’un poète. L’univers esthétique qui accompagne ma poésie est issu d’elle-même. Il est une écriture, mais fondamentalement un brouillon. Les frontières de l’art ont presque toujours dépassé ce que je suis. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu une différence entre écrire et chanter. À travers ses dessins ou ses objets, un poète « premier » inventait une écriture flamboyante, même s’il ne possède pas l’écriture occidentale. D’autre part, la philosophie de Diogène était illustrée par ses performances. Spinoza lorsqu’il polissait ses verres était-il encore philosophe ? Je le crois.
De toute manière, nous sommes le produit d’une lointaine tradition. Victor Hugo signait des cailloux remarquables qu’il trouvait lors de ses promenades. La poésie est une relation entre la langue et la vie, comme le rappelait Henri Meschonnic, se transformant l’une dans l’autre. Ce qui crée des ruptures entre les frontières de l’art, aussi bien en musique qu’en art plastique.
L.R. : Du 16 au 31 mai 2014, tu as marché avec tes amis et tous ceux qui ont voulu t’accompagner, pour porter sur la tombe d’Antonio Machado à Collioure un millier de lettres écrites par des jeunes de Toulouse. Tu les as déposées dans la boîte aux lettres qui se trouve sur la tombe du grand poète espagnol.
S.P. : Les marches de la poésie que j’ai inventées, fin des années 70 ne sont pas des promenades d’animation remplaçant la scène, ou des activités sportives, mais plutôt des manifestations avec des buts symboliques. Plus particulièrement, j’ai inventé cette marche, car le nom de Machado avait été oublié par mon université dont l’adresse était justement avenue Antonio Machado. Les étudiants ne savaient plus qui il était ni même d’ailleurs beaucoup d’enseignants qui n’avaient jamais lu un seul de ses textes. J’ai donc fait écrire pendant l’année un millier de lettres à tous ceux qui voulaient envoyer un message à la poésie sur la tombe d’un mort. Ce fut une marche émouvante d’une quinzaine de jours où à l’arrivée, je déposai un bâton d’écriture sur la tombe de Machado.
L.R. : Tu dédies ces quelques vers d’Octavio Paz à Chiara Mulas, ta compagne, artiste plasticienne :
« La poésie est connaissance, salut, pouvoir, abandon. Opération capable de changer le monde, l’activité poétique est révolutionnaire par nature ; exercice spirituel, elle est une méthode de libération intérieure. La poésie révèle ce monde ; elle en crée un autre. »
Ta poésie est incontestablement une poésie du désir et de l’amour. L’amour de la transcendance à corps perdu ?
S.P. : Il n’y a d’intelligence qu’amoureuse. La poésie est amour malgré nous. Elle est une érotique dépassant les genres et les natures. C’est notre pauvreté riche et notre bien commun. Elle est sans quota et au-dessus des partis. Même si une barricade a deux côtés et qu’elle prend parti, un morceau d’elle est au-dessus de la barricade. Elle est la boussole de notre présence au monde. La poésie est un message d’amour. En ce sens, elle est une porte qui appelle ceux qui la lisent à devenir d’autres portes. L’amour est un couloir qui pense ce que nous ne comprenons pas en nous. Le poème amoureux n’est pas un poème d’amour qui est souvent aussi négatif que la quantité des poèmes engagés ou partisans. La poésie est l’exercice d’un amour comme celui décrit dans les « Chants électronéolithiques » au Dernier télégramme. Oui la poésie est une libération intérieure et l’amour dont elle parle est toujours celui d’un exercice spirituel. Chaque poème nous fait changer de monde.