Marie-Agnès Gillot est danseuse et chorégraphe, nommée Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris, l’une des plus grandes danseuses occidentales de tous les temps. Elle est la première à avoir été nommée Étoile sur un ballet contemporain : Signes de Carolyn Carlson, le 18 mars 2004. Elle fait ses adieux officiels à l’Opéra national de Paris en mars 2018, lors d’une représentation vibrante d’Orphée et Eurydice de Pina Bausch. Après avoir débuté la danse à Caen, sa ville natale, elle entre à l’École de danse de l’Opéra de Paris en 1985. Cinq années plus tard, à l’âge de 15 ans, elle est engagée dans le Corps de ballet. Finaliste du 15e Concours international de danse de Varna en 1992, elle est promue « Sujet » en 1994, « Première danseuse » en 1999. Parmi ses très nombreux rôles, mentionnons : Myrtha dans Giselle (d’après Jean Coralli et Jules Perrot), In the Middle Somewhat Elevated, Woundwork 1 et Pas./parts (William Forsythe), le rôle-titre de Paquita (Pierre Lacotte d’après Joseph Mazilier et Marius Petipa), Diane dans Sylvia et Hermia dans Le Songe d’une nuit d’été (John Neumeier), le rôle-titre de Raymonda, Kitri dans Don Quichotte, Odette/Odile dans Le Lac des cygnes (Rudolf Noureev), la Mort dans Le Jeune homme et la Mort, Esmeralda dans Notre-Dame de Paris (Roland Petit), Casanova, l’Ange dans Annonciation (Angelin Preljocaj), La Reine dans The Cage (Jerome Robbins). Marie-Agnès Gillot, interprète virtuose des grands ballets classiques, a également été très sollicitée par les chorégraphes contemporains. On ne saurait lister ici toutes ses interprétations. Elle est l’inoubliable Eurydice dans Orphée et Eurydice de Pina Bausch, Médée dans Le Songe de Médée d’Angelin Preljocaj, La Servante de La Maison de Bernarda de Mats Ek. Parmi les plus grands chorégraphes contemporains et les pièces dans lesquelles elle a jouées, citons : Edouard Lock (AndréAuria),Wayne McGregor(Genus, L’Anatomie de la sensation, Tree of codes), Benjamin Millepied (Triade), Jiří Kylián(Stepping Stones), William Forsythe (The Vertiginous Thrill of Exactitude, Approximate Sonata), Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet (Boléro), Anne Theresa de Keersmaeker (La Nuit transfigurée), Crystal Pite (The Seasons’ Canon). Nous l’aurons compris. Son appétence pour l’éclectisme a été sans commune mesure. Dotée d’un tempérament de feu, Marie-Agnès Gillot a aussi supporté durant toute sa scolarité, sa double scoliose, qui lui a imposé de porter un corset orthopédique sans arrêt, sauf pendant les cours de danse. Instrument de sa douleur, source de son acharnement, véritable combat intérieur. En tant que chorégraphe, Gillot a aussi œuvré. Signalons simplement : ART ÈRE, sur le Trio élégiaque de Serguei Rachmaninov, pour le Junior Ballet classique du Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Paris (2009), Sous Apparence, sa première création pour le Ballet de l’Opéra national de Paris (2012), MAGMA avec le danseur de flamenco Andres Marin et Christian Rizzo au Festival international de danse de Cannes (2019). Elle interprète actuellement Samouraï d’Olivier Dubois. Marie-Agnès Gillot est Chevalier dans l’ordre de la Légion d’Honneur, dans l’ordre du Mérite et dans celui des Arts et des Lettres.
Laurine Rousselet : Dans le livre Marie-Agnès Gillot, Sortir du cadre (2022), tu écris, chère Marie-Agnès, que dans la transmission de ton art, « apprendre à travailler à la sensation » relève d’une nécessité primordiale. Comment parviens-tu à enseigner cette faculté de communication des sensations qui confère à la danse, en particulier avec la profondeur et la véracité des émotions, son pouvoir d’évocation constant ?
Marie-Agnès Gillot : Pour se souvenir de la sensation, il faut se placer sur un plan purement technique. La sensation est un repère. Elle se ressent, soit par la douleur, soit par ce que j’appellerais des « clés », c’est-à-dire quand ça bloque. Les plus grands danseurs ont développé une mémoire extraordinaire de la sensation, ce qui fait que, s’il manque dans la chaîne musculaire et articulaire engagée un maillon, nous reconnaissons immédiatement la fausseté du mouvement. En danse classique, toute notre éducation se fait face à un miroir. Nous n’en avons plus besoin à partir d’un certain stade, évidemment. En danse contemporaine, ce miroir n’existe pas. Pour les représentations des grands ballets classiques, les maîtres de ballet retirent notre reflet une semaine avant d’aller en scène. Quand je suis face à mes élèves, petits ou grands, je leur dis tout le temps : « Tu as senti » ?
L.R. : Ta phrase suivante marque : « Mon âme peut-elle aller vers une physicalité morale ? » Pourrais-tu développer ta pensée ?
M-A.G. : Les termes « physicalité morale » signifient avant tout que je ne « pense » pas, je m’explique, que je fais que des sensations dans ma tête. Je vis par et grâce aux vibrations qui m’enveloppent, qui me poussent, qui m’élèvent. Mon instinct est le mot le plus précieux à conserver et à nourrir et à laisser libre.
L.R. : Il y a des rencontres déterminantes dans la vie. Elles nous révèlent à nous-mêmes. Tu parles de Claude Bessy (danseuse étoile, directrice du Ballet de l’Opéra, directrice de l’École de danse de l’Opéra, chorégraphe, pédagogue) avec beaucoup de chaleur et d’admiration. Il semble qu’elle ait touché en toi un lieu très profond. Quel est le chemin initiatique qu’elle a pu t’offrir ?
M-A.G. : Enfant, à l’âge de neuf ans, Claude Bessy m’a beaucoup humiliée. Cela faisait partie de sa manière d’enseigner. Sa vérité de danse était précieuse. Si elle ne m’avait pas vexée au plus profond de moi, je ne me serais pas bagarrée. Elle a réveillé le tigre en moi. Car j’étais douce et timide. À l’époque, la technique d’enseignement était celle-ci. J’étais donc enfant. J’étais sensible et naïve. Or, pour prétendre devenir une danseuse étoile, il faut être dure, et pas « faible ». Claude Bessy a amené la modernité, sa propre musicalité, et puis les chorégraphes, pas n’importe lesquels. Elle est très open mind, elle a ouvert une école de danse de l’Opéra de Paris à Nanterre. Elle était très moderne.
L.R. : Tu as longtemps existé avec l’injonction : « J’ai besoin de ressentir l’extrême pour vivre ». Pourrais-tu nous parler de la construction sociale de ton corps, au prisme de ton imaginaire extraordinaire dans le champ de la danse ? Aujourd’hui, dirais-tu que tu vis au-delà de toute mesure ? As-tu l’impression d’avoir récupéré ton corps propre ?
M-A.G. : Je suis toujours d’accord. Je vis à la mer, perdue. J’ai fait un choix de vie après l’Opéra. Je suis toujours aussi radicale. Après une prise de décision, je m’y tiens et j’explore. Je prends mon temps, je prends mes marques. J’ai l’impression que j’ai le même corps. Il repart comme une Formule 1 à chaque sollicitation. Pourtant, il change : ma scoliose empire, et le phénomène du temps naturel. J’ai récupéré mon corps propre. Plus d’injonction, plus d’imposition. Ma mère m’a toujours proposé une grande liberté de regard sur la grande danseuse que j’étais. Elle ne m’encensait pas toujours, loin de là. Cela m’a permis, en quittant l’Opéra, de retrouver mon corps propre. Bien que je ne me sois pas franchement préparée à quitter l’Opéra. Je ne vis pas au-delà de toute mesure. Mais ma mesure demeure l’ouverture. Donc, elle est forcément grande et joyeuse.
L.R. : En 2013, Brigitte Lefèvre, directrice de la danse de l’Opéra de Paris, te demande de faire une création qui s’intitulera Sous apparence. Tu es la seule danseuse à chorégraphier pour l’Opéra pendant sa carrière d’étoile. Pourrais-tu nous parler des circonstances de cette commande ? Les conditions ? Quelle est l’histoire de cette chorégraphie ?
M-A.G. : Les conditions n’étaient pas terribles. C’était la rentrée de septembre. On m’a donné seulement trois semaines pour créer. Avec Merce Cunningham (pour Un jour ou deux), sur le post-moderne très moderne. Très chient. Sous apparence, c’est l’histoire de ma vie, de mon enfance, de la présence de la guerre que je ressentais, insufflée par mes grands-parents maternels. Ils étaient résistants. Je ne sais pas si j’avais peur, mais cela m’intriguait beaucoup. Ce ne sont que des sensations d’enfance : des secrets, des non-dits, des choses plus ou moins tues au cours des repas de famille, etc. Pour Sous apparence, Olivier Mosset était aux décors, et avec Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre et en charge de la dramaturgie musicale. Mosset qui avait fait les Toblerones. Des sculptures inspirées de défense antichars en béton armé. Il y avait une scène où tous les animaux arrivaient : des insectes (les guêpes). Et puis, il y avait des bombes, des obus. Les danseurs étaient sur pointes. Car on n’a pas le droit de se tromper, comme en temps de guerre. Les trois solistes étaient Vincent Chaillet, Laëtitia Pujol et Alice Renavand. Dix-neuf danseurs. De toute manière, il y avait toujours une connotation de la guerre ; à travers la musique, par exemple, avec le Kyrie et l’Agnus Dei de la Messe en mi mineur d’Anton Bruckner. Il y avait aussi de représenté la cour de ma maison. Il s‘agit vraiment de ma vie. Aujourd’hui, je vis dans la maison de mes grands-parents, et cette cour. Avec Sous apparence, je cherchais à créer un monde onirique. À demeurer dans mes sensations d’enfant. J’avais réussi à faire changer le (somptueux) rideau historique de l’Opéra. Le mien était jaune et noir. Olivier Mosset et moi avions eu l’idée. J’étais satisfaite de cette réalisation. Les gens, très érudits en art contemporain, étaient enthousiasmés. Mais pas les gens à l’intérieur de la maison. Tout ce que j’avais créé a été par la suite copié. Par exemple, les garçons sur pointes, et les costumes en tulle. Même mode de fabrication qu’un tutu.
L.R. : Le 31 mars 2018, au Palais Garnier, tu fais tes adieux officiels à la scène de l’Opéra de Paris, lors d’une représentation d’Orphée et Eurydice de Pina Bausch. Si le temps est sous l’emprise des émotions, les émotions influent aussi sur la perception du temps. Après sept ans passés, de quoi est faite la souvenance de tes adieux ?
M-A.G. : C’est une grande tristesse. Je ne me remémore pas ces adieux. Si ça vient, je les chasse. Rester avec ma tristesse, c’est rester avec un moment inoubliable. Ce soir-là, si j’apparaissais souriante, c’était parce que j’étais heureuse d’avoir terminé la pièce, c’est toujours comme ça sur scène. Mais à l’intérieur de moi, je ne l’étais pas du tout heureuse.
L.R. : Tu as dansé plusieurs pièces du répertoire de Jiří Kylián, un danseur et chorégraphe tchèque. Dans Stepping Stones, tu interprètes sur pointes le personnage de Kora aux côtés de Ken que se partagent les danseurs Jérémie Bélingard et Benjamin Pech. Tu salues l’intelligence des pas de deux, et racontes que les promenades se faisaient, en étant tenus simplement sur l’épaule, par un genou. Comment ton champ de perception s’étendait-il pour vivre cette bizarrerie ?
M-A.G. : C’est un génie. Sa chorégraphie est tellement riche. Il te fait développer des choses inconnues. Et tout devient magnifique. Très esthétique. La bizarrerie m’apporte de la curiosité. Je ne juge pas ce que je fais. J’ai toujours aimé apprendre. C’est cela qui me plaît, qui m’a toujours plus. Je pouvais commencer par des phases pas très esthétiques qui finissaient par le devenir. L’esthétique, c’est uniquement quand cela devient naturel et simple pour moi. Cela n’a rien à voir avec un jugement extérieur. En classique, c’est très facile l’esthétique : ce sont des lignes. C’est facile. En contemporain, c’est plus compliqué. Un mouvement est une circulation d’énergies. Il y a une dynamique, une musicalité, une circulation. J’avais des bases tellement solides.
L.R. : Tu dis que les danseuses Julie Guibert, Alice Renavaud ont été successivement ta première et ta seconde muse. Comment t’ont-elles inspirée à progresser dans ton art, ton art de danser avec ton âme ?
M-A.G. : J’aime beaucoup comment elles dansent. Je perçois leurs âmes quand elles dansent. Il y a une certaine pureté, un don de soi immédiat. Sur scène, elles cherchent autre chose que le mouvement dansé, autrement dit, le geste parfait déjà appris. Elles ont un supplément d’âme. Elles sont dans l’imaginaire. Il faut pouvoir s’oublier pour interpréter. Toutes les danseuses étoiles n’ont pas cette capacité d’oubli de soi. Elles demeurent dans le contrôle.
L.R. : En 1997, tu rencontres Pina Bausch. C’est l’année où la version du Sacre du printemps fait son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. En 2004, c’est Orphée et Eurydice qui entre au répertoire. Tu as été choisie pour le rôle d’Eurydice, après avoir été tenue à un principe d’incertitude aussi confondant que palpitant. Comment pourrais-tu caractériser ta rencontre décisive, extraordinaire avec Pina Bausch, qui « t’a changée pour toujours » ? Pourrais-tu nous parler de l’esthétique de la danse de Pina ? Particulièrement dans Orphée et Eurydice ? Comment appréhendais-tu les mouvements dansés ? Nous expliquerais-tu ce qu’est la « supination » qui, par toi, participait à nous offrir de tels moments de grâce ?
M-A.G. : La rencontre est drôlissime. En 1997, Pina a demandé pourquoi la fille, qui était à la cafétaria, ne passait jamais ses auditions. Elle m’avait remarquée. Je ne pouvais pas, en effet, passer ses auditions parce que je dansais pour Carolyn Carlson et Mats Ek. Et puis, un jour, j’ai eu l’autorisation pour passer l’audition. J’étais le vilain petit canard. Je n’avais pas connu la gestuelle de Pina Bausch. Notamment, cette fameuse supination. J’ai appris la pièce avec deux autres danseuses. Une fois la pièce apprise, je suis allée en Allemagne à Wuppertal. Son degré d’exigence était immense. Je devais tout rattraper en six mois. Cela n’allait jamais, ce que je faisais. Finalement, Pina Bausch m’a choisie. J’étais la chouchoute. Elle ne le montrait pas. Pina m’a changée pour toujours. Son extrême exigence me faisait vraiment peur. J’avais l’impression de ne pas y arriver. Et puis, Pina était très timide. On ne lui adressait pas la parole directement. Mais moi, je n’avais pas les codes à ce moment-là. Donc, je l’ai fait. Je lui ai parlé. Et elle m’a répondu. Moi aussi, je le suis, timide. Elle est venue me voir à la cafétéria à Wuppertal, et m’a dit une seule phrase : « Pense que tu es dans l’eau. » Après la bataille de six mois, j’ai été choisie de manière résolue. Je l’ai dansée jusqu’à la fin, c’est-à-dire que je l’ai dansée quatorze années. J’ai fait mes adieux à l’Opéra avec Orphée et Eurydice. Pour Pina, c’est la tension dans le geste. Dans la finitude. Pour Carolyn, c’est la même chose. C’est l’infinitude. Il y a aussi la densité de l’air qui reste la même pour les deux chorégraphes. Tu pousses l’air.
L.R. : À l’issue de la représentation de Signes de Carolyn Carlson, le 18 mars 2004, tu as été nommée « Étoile ». La vision de la danse de Carolyn entremêle : mouvement dansé, poésie, méditation et transcendance. Elle éveille, par excellence, au domaine de l’intériorité qu’elle aiguise. Comment s’est développée au cours du temps, long, à vrai dire, ta rencontre avec Carolyn ? Qu’as-tu pris de sa danse, placée sous le double signe de l’infini et de l’infinité ? Il s’agit de la danse essentiellement mystique, peut-être plus que qu’avec tout autre chorégraphe.
M-A.G. : En 1996, Signes, j’avais vingt-et-un ans. Carolyn me choisit. Je m’étais pourtant mise bien au fond ! Colette, son assistante, m’avait dit de venir faire la phrase chorégraphique devant Carolyn. Je ne connaissais pas son travail. Le 18 mars 2004, j’étais évidemment heureuse d’être nommée danseuse étoile. Hugues Gall, le directeur de l’Opéra, m’avait nommée le jour de son anniversaire. Et parce qu’il était gros, il ne voulait pas se montrer en public. J’ai donc été nommée à rideau fermé. Après la représentation. En 2004, pourquoi si tard ? Ils disaient que j’étais indomptable. Moi, je n’étais pas indomptée, j’étais un soldat. Ils m’ont fait attendre depuis 2000. Il y avait toujours des fausses annonces pour mon sacre.
J’ai développé avec Carolyn une relation de confiance à travers toutes ces années. Elle m’a moins fait peur que Pina pour la technique à apprendre. Elle était plus présente avec nous. Elle était là chaque jour. Pina envoyait ses pédagogues : ses chorégraphies étaient déjà écrites. Ce n’était pas le cas pour Carolyn. C’était de la création pure. Et elle a fait du sur mesure pour moi. C’est beaucoup plus généreux. Je me sentais plus accueillie. J’ai donc avancé plus vite. Sa mystique ne m’a aucunement troublée. Je me sens moi-même un être mystique. Carolyn s’en tient à la gestuelle. Quand on fait un geste, on le fait en visualisant l’infini. Elle m’a autant apporté que Pina. Mais ce sont deux techniques différentes.
L.R. : Je souhaiterais que tu nous parles de ta loge à l’Opéra de Paris, là où se reposaient et se préparaient ton corps et ton cœur en élévation. Cet endroit de repli, d’attente, de secret, entre autres états. Dans quelle énergie ou acceptation de toi y repenses-tu maintenant ?
M-A.G. : C’est le mot préparation qui me vient. Depuis que j’étais sujet, j’avais ma loge. 1993. Avec le temps, évidement, c’était un endroit qui devenait de plus en plus chargé. Ma loge, c’était mon refuge. Et il s’y passait toute la palette des émotions possibles. Ce refuge avait une identité. Aujourd’hui, il ne me manque pas. C’est derrière moi.
L.R. : Tu es l’une des plus grandes danseuses de tous les temps. Sur scène, le sentiment d’amour, par ton corps dansant virtuose, s’est exprimé sous les ailes de la passion. Par extension, si la scène amoureuse était convoquée, le ravissement, à qui te regardait, opérait inéluctablement, aussi par l’épaisseur du temps pris à te regarder ; ce regard qui touchait autant qu’il se laissait toucher par toi. Pourrais-tu maintenant nous parler de ton propre regard, à partir de ton langage, qui réclame un processus d’ouverture et de profondeur à creuser incessamment en soi ?
M-A.G. : Quand on entre sur scène, on a un trou noir devant soi. On sait que l’on est regardé. Mais on n’a pas la sensation de l’être. La concentration de ce regard, on le comprend par le silence du public. Si le public est pris, il fait silence. Si pas, il fait du bruit. Mon regard se borne uniquement à l’accomplissement de la pièce chorégraphique. C’est du non-stop. Je ne regarde jamais les coulisses, par exemple. Je ne déconnecte jamais du plateau. Même lorsque j’ai le dos tourné au public, je sais, car je ressens tout. Si quelqu’un du corps de ballet me paraissait inexistant, c’est-à-dire s’il me dérangeait, s’il perturbait ma concentration, je pouvais lui lancer un seul regard, c’était suffisant. Il comprenait immédiatement qu’il devait cesser de penser à autre chose, à son quotidien, parlons clairement. Quand on est danseur-danseuse étoile, on est les patrons. C’est nous qui prenons tous les risques. On est dans un don de soi-même énorme, un don total. On ne peut pas se permettre que cela ne suive pas.
L.R. : Tu dis que Wayne MacGregor est un ovni autant qu’un génie. Tu as dansé dans tous ses ballets : Genus (2007), L’anatomie de la sensation (2011), Tree of codes (2015). Comment définirais-tu son style chorégraphique ? Comment ton corps dansant parvenait-il à s’emparer de ses attentes – ses innovations révolutionnaires, spécialement quant à cette focalisation de l’attention sur la « ribcage » ?
M-A.G. : MacGregor est arrivé avec une technique unique. Des mouvements disgracieux. La douleur est présente. Je me sentais dans un monde animal, celui des insectes. On n’incarne pas une ligne : une tête sur des épaules, des épaules puis un tronc, etc. Ce ne sont que des ruptures. C’est l’abstraction. C’est très dur à danser. Au début, danser du MacGregor, c’est difficile. Il nous montre des postures qui semblent sans queue ni tête. Seul, lui, sait vraiment où il va. Les danseurs sont souvent perplexes. En fait, il nous conduit de manière très rigoureuse. Cela demande aux danseurs d’avoir une confiance totale.
L.R. : Tu as non seulement dansé à plusieurs reprises avec des cygnes mais tu en as aussi élevés en partie, ce qui t’a amené à consigner : « Je veux être un cygne […] C’est l’une des danses les plus intimes et profondes qu’il m’a été possible de partager ». Pourrais-tu nous raconter cette belle histoire, qui plus est, étonnante, laquelle a abouti à L’âme hors du cygne, avec tes partenaires Castor et Pollux, projeté sur la scène de Chaillot ? Comment parvenais-tu à faire danse avec ces animaux ? Quelle était la fonction de cet animal dans ton imaginaire et dans ton processus de création ? Quel état de corps nouveau, quelle motricité inédite avais-tu trouvés ? Comment nous rapporterais-tu cette expérience d’une altérité reliée à des expérimentations antérieures, à des remémorations des plus intimes ?
M-A.G. : C’est un animal qui n’a pas de prédateur, qui est assez agressif. Je suis fan du film L’Envolée sauvage. Si le cygneau naît en contact avec l’Homme, il y a une imprégnation immédiate, il prend l’Homme pour mère. C’était une proposition du chorégraphe Luc Petton, mondialement connu grâce à son travail avec les oiseaux. Tous les jours pendant un mois, je me suis tenue au maximum au Jardin des plantes pour voir douze œufs installer dans une couveuse. Je n’assisterai pas à leur naissance pour une raison de timing. Pour danser avec les cygnes (les survivants de la couvée), j’ai été aidée par plusieurs scientifiques. Pour comprendre l’oiseau, suivre son rythme, se mettre à son service. Quand j’étais dans l’eau, j’avais des granulés que je gardais sur moi pour que les cygnes ne partent pas. De toute manière, c’étaient les cygnes qui menaient la danse, moi, je m’acclimatais à ce qu’ils me donnaient. J’ai vraiment adoré. Toutes ces semaines passées à la ferme, j’ai adoré. Ils étaient huit ou neuf. Bien sûr, je savais comment devenir cygne sur scène. Mais, là, je travaillais dans l’eau et la ferme ! Au début, j’avais les huit cygneaux sur le dos. Ils pesaient beaucoup. Il y avait tout un cérémonial. Ils me reconnaissent ou pas. Cela dépendait des jours. Tu n’es vraiment rien pour les approcher.
L.R. : Depuis ton enfance, tu as un rapport extraordinaire avec la voix. Comment s’est-il déployé à travers les décennies ? Plus particulièrement, pourrais-tu nous parler de ton expérience scénique avec la cantatrice Nathalie Dessay sur la scène de Garnier ? Quelles énergies, quels rythmes vitaux avez-vous partagés ?
M-A.G. : J’ai souvent été avec une cantatrice sur scène. Ce que j’aime, ce sont les vibrations transmises par la voix, et que mon corps reçoit, embrasse. Sur scène, je suis toujours un vecteur. J’ai aimé créer sur cette œuvre Alcina de Georg-Friedrich Haendel, avec Nathalie Dessay. J’adore les voix mais je ne suis pas passionnée d’Opéra. À côté d’une diva ou d’un ténor, je reçois de telles ondes de choc. C’était le cas avec Nathalie Dessay. Cela me procurait de grandes sensations. La voix, c’est tellement puissant. C’est un truc de fou.
L.R. : Quels sont les signes du temps sur ta liberté actuelle ? Pourrais-tu nous présenter tes projets artistiques en cours ?
M-A.G. : Je danse toujours la pièce Samouraï d’Olivier Dubois. Je suis également en cours de création pour une pièce (Else) Where de Mathieu Guilhaumon, avec la pianiste Eloïse Bella Kohn. La première aura lieu le 23 janvier 2026 à l’Opéra Grand Avignon. Un autre projet de création s’annonce pour 2026, avec la chorégraphe Laura Arend, ayant pour sujet la vue de dos en peinture.
