Les Entretiens de Laurine Rousselet
N°05 – octobre 2025
Carolyn Carlson, danser la transcendance
Traduit par Gilles Cloiseau.
Carolyn Carlson est une légende vivante de la danse contemporaine, elle, qui se définit comme une « poétesse visuelle » plus qu’une chorégraphe, une nomade avant tout, une calligraphe qui expose son travail dans des musées et galeries d’art, et qui parle de l’humilité à transmettre de personne à personne ; l’amour, une respiration de l’âme. Née en 1943 à Oakland, en Californie, elle commence à suivre les enseignements de la danse classique à l’école du San Francisco Ballet, puis à l’université de l’Utah. C’est sa période new-yorkaise, dans les années 60, qui sera décisive auprès d’Alwin Nikolais, son maître. Son influence sera capitale sur sa conception du mouvement, mais aussi de la lumière et de la musique. En 1968, Carlson remporte le titre d’Étoile d’or de la meilleure danseuse au 6e Festival international de danse de Paris, et s’installe en France en 1971. L’année suivante, elle présente au festival d’Avignon Rituel pour un rêve mort : un manifeste poétique où spiritualité et philosophie font alliance, qui incarnera sa forme de prédilection du solo, et viendra définir plus tard sa « Danse de l’âme ». Nommée Étoile-chorégraphe par Rolf Liebermann en 1974, elle dirige le Groupe de recherches théâtrales de l’Opéra national de Paris jusqu’en 1980. Pour la Compagnie, elle a créé Don’t Look Back (1994) et le chef d’œuvre Signes en étroite collaboration avec le peintre Olivier Debré (1997). En 1999, Carolyn Carlson fonde l’Atelier de Paris sur le site de la Cartoucherie, qui devient Centre de développement chorégraphique et dont elle est aujourd’hui présidente d’honneur. De 2004 à 2013, elle dirige le Centre chorégraphique national de Roubaix Nord-Pas-de-Calais. La Carolyn Carlson Company, en résidence au Théâtre national de Chaillot de 2015 à 2017, produit et diffuse ses spectacles à travers le monde. Carolyn Carlson a créé plus d’une centaine de pièces, la plupart sont des pages majeures de l’histoire de la danse, de Density 21,5 à The Year of the horse, de Blue Lady à Steppe, de Maa à Signes, de Writings on water à Inanna. En 2006, son œuvre a été couronnée par le premier Lion d’or, jamais attribué à un chorégraphe par la Biennale de Venise. Elle est aussi commandeur des Arts et des Lettres dans l’ordre de la Légion d’honneur. En 2019, la chorégraphe obtient la nationalité française et est élue l’année suivante membre de l’Académie des Beaux-Arts section chorégraphie. Mentionnons que «Islands» est un ensemble de pièces courtes sur les thèmes de la nature et des sentiments humains, dont Mandala (2010), Wind Woman (2011), The Seventh man (2019), The Seventh woman (2020), A Deal with Instinct (2023), RAGE (2025).
Laurine Rousselet : Tu as été la seule danseuse à avoir été nommée danseuse étoile (précisément Étoile-chorégraphe par Rolf Liebermann) à l’Opéra de Paris en 1974, sans jamais avoir intégré la Compagnie de l’Opéra. Tu as dirigé le Groupe de recherches théâtrales de l’Opéra national de Paris (GRTOP) jusqu’en 1980. Tu as alors créé plusieurs œuvres comme Density 21,5 (1973) ; Sablier prison (1974) ; Il y a juste un instant (1974) ; Wind, Water, Sand (1976) ; This, That and the Other (1977) ; Slow, Heavy and Blue (1980). Pour la Compagnie, tu as ensuite créé Don’t Look Back (1994) et Signes en étroite collaboration avec le peintre Olivier Debré (1997). Quel regard portes-tu sur cette institution ? A-t-il évolué au cours du temps ?
Carolyn Carlson : Dans les années soixante-dix, ça a marqué une étape révolutionnaire à l’Opéra de Paris, suscitant des huées et des bravos de part et d’autre de la foule, aussi, les éclairages de John Davis procuraient une nouvelle dimension pour le public qui abordait la danse avec des changements d’éclairages donnant lieu à une atmosphère dense, ce qui, avec mes œuvres sur des thèmes poétiques et absurdes dénués de scénario clair, a déclenché une onde de choc. Je me souviens que Rolf Lieberman m’a dit de ne pas m’arrêter : « darling keep going ». Dans la rotonde, en bas de la scène, on réunissait trente à quarante étudiants qui suivaient nos cours de 10h à 16h, avec des sessions de technique et d’improvisation. Ces cours étaient gratuits, ils avaient juste à déposer une pièce dans le chapeau des musiciens qu’on recrutait dans le métro. L’esprit hippie était encore bien vivant.
Aujourd’hui, la danse met en scène un impressionnant mélange de chorégraphes contemporains et de danseurs brillants, avec Brigitte Lefèvre qui a commencé à inviter des artistes de toutes les nationalités dans les années 80.
Le ballet comprend aujourd’hui non seulement les répertoires classiques mais aussi ce qu’il y a de mieux en création contemporaine.
L.R. : Ton œuvre magistrale, chère Carolyn, portée par d’innombrables « poésies visuelles », autrement par les « poetry events », emprunte la présence de créatures telles la plante, l’arbre, l’eau, la lune, l’oiseau, l’homme, la femme, le ciel, le feu, la terre. De la compréhension des lois qui régissent la nature, au travers de la perception sensitive, de l’imagination et de l’entendement, tes créations dont The tree, Pneuma, Now, se caractérisent par un mouvement continu de descente et de montée c’est-à-dire des sens vers l’entendement et de l’entendement vers les sens. Tes « poésies dansées » à la création incarnent ton âme mystique. À quel moment as-tu compris que l’humain est issu de la source mystique, et que, grâce à sa foi (toutes religions confondues), il est capable d’incarner au quotidien cette expérience grandissante ? Qu’à travers la nature, l’on peut atteindre la Grande lumière ? Pourrais-tu nous parler de ton enfance et de ton attachement à la Finlande ?
C.C. : Mes premières révélations mystiques : une baignade dans le Pacifique en Californie à l’âge de cinq ans. J’ai aperçu l’infinité dans une vague qui venait se briser sur la grève, en se désintégrant en sable pour retourner former une autre vague, encore et encore, apparition et disparition, de façon atemporelle. L’océan qui ne dort jamais… une réflexion sur la vie comme un motif circulaire infini.
Mes souvenirs de camper en plein air dans la forêt de Yosemite, de m’endormir en écoutant les torrents, la musique du vent dans les feuilles de ces arbres magnifiques, les grillons et leur mélodies paisibles la nuit.
Le miracle de contempler le Grand Canyon avec ses gorges profondes taillées par la nature et de laisser mon regard happé par le vide. Mes expériences dans l’Utah, où je suis allée à l’université qui se trouve dans l’immensité désertique. Ce vide dans lequel on ne devient plus qu’un point dans l’immensité d’espace sans fin. Des révélations d’humilité quand on est face au néant.
Les étés en Finlande avec le soleil de minuit, et lorsqu’il fait jour vingt-quatre heures, un étrange sentiment d’être hors du temps. La Finlande, avec ses 10 000 lacs entourés de bouleaux est d’une beauté difficile à expliquer.
D’aller au sauna à 50°C, et après avoir beaucoup transpiré, de courir toute nue dans l’eau rafraîchissante d’un lac. L’hiver… de dormir dehors à contempler la nuit étoilée avec le feu de ses millions de lumières. Le mystère de l’univers, une obscurité balayée par des lumières anciennes.
Ce sont des souvenirs sur lesquels sont bâties mes créations et qui se propagent tout au long de mes œuvres. Ces miracles où on bondit au-delà de soi-même.
L.R. : Pour contempler la nature transfigurée, le regard doit aller « avec » la pulsion de vie. Pourrais-tu nous parler des procédés, au cours de ton existence, qui ont permis à ta vision d’atteindre une réalité « occulte » ?
C.C. : Je plonge dans l’inconnu sans boussole pour inviter mes sens à révéler des miracles invisibles que la danse rend visibles. Alors que j’étais à New York dans les années 60, au sein de la Dance Theater Company d’Alwin Nikolais, j’ai découvert le bouddhisme… nous sommes la voie qui crée notre propre destinée, en épousant ce que notre cœur désire de façon à incorporer nos perspectives méditatives dans le cheminement de notre vie.
De la même façon que la danse est une forme artistique éphémère, chaque moment est une prise de conscience infinie de présence dans laquelle l’espace spirituel permet à notre esprit d’atteindre des niveaux de conscience supérieurs.
L.R. : Pour qui a vécu l’expérience de ton regard porté sur le sien, l’on saisit à coup sûr ce qu’est la faculté visionnaire. Comment es-tu parvenue, à travers ton art, à trouver les métaphores de tes propres expériences du surgissement de l’invisible dans le visible ?
C.C. : Drôle de question. Je ne sais pas comment créer. Je deviens un réceptacle vide et laisse des visions parvenir à mon esprit et mon cœur. Le corps est une manifestation de nos pensées. Le corps avec toutes ses capacités expressives est un moyen de matérialiser et de communiquer des émotions et des perceptions indescriptibles dans un certain état d’esprit.
Je suis une messagère, et c’est peut-être ma raison d’être. À partir de mes idées, je reçois des intuitions qui parviennent à mon imagination comme un grand souffle entraîné par une force tourbillonnante, une observatrice qui contemple les facettes ordinaires et extraordinaires de ce qu’être humain signifie. J’explore les questions philosophiques que posent la vie, la mort, le désespoir, la peine, et l’absurdité de l’expérience humaine.
L.R. : « La danse de l’âme » s’accomplit grâce à la dialectique entre intériorité et extériorité. Le caractère mystique de ta perception de la réalité, qui se pose dans ton œuvre, est accompagné de l’émerveillement face à la nature, bien sûr, mais en soi. Danser pour s’émerveiller. Pourrais-tu nous parler de ton recours exceptionnel à l’improvisation ? Ta technique absolument unique, reposant avant tout sur quatre piliers fondamentaux : le temps, l’espace, la forme et le mouvement perpétuel.
C.C. : L’esprit créatif fonctionne toujours en tandem avec l’esprit universel. Mon maître, Alwin Nikolais, nous a appris à utiliser l’improvisation dans un but d’explorer les idées fondamentales, basées sur les concepts universels que sont le temps, l’espace et le mouvement. Comme je suis quelqu’un de spontané, j’ai compris que c’était un signe que je devais improviser selon ses concepts abstraits. Il y a un gros malentendu par rapport à l’improvisation. Les tâches étaient toujours spécifiques aux thèmes de Nik. Par exemple : peux-tu nous danser la distance de l’espace et revenir à un espace intérieur… bien sûr avec les yeux fixés sur l’horizon et revenir à ton esprit intérieur. Pour moi, c’était une façon poétique d’atteindre l’immense étendue de la vie et de la retransposer en ton centre. Un poème très court fait référence à ce thème : « l’art de bondir au-delà de soi-même ». Le mouvement perpétuel était un autre thème, le mouvement, c’est ton souffle, quand tu cours, les choses qu’on fait quotidiennement. La prise de conscience de ces thèmes est liée à une pratique artistique viscérale qui invite à explorer le plus profond de nos émotions.
Nik faisait toujours en sorte que l’ego ne s’exprime pas seul, le faisait se transcender dans la forme. Quand je travaille la verticalité, je dis à mes étudiants qu’ils sont entre le ciel et la terre, ils se laissent infiltrer dans les éléments naturels à travers leur imagination. Cela fait des années que j’enseigne les principes de Nikolais et je suis toujours surprise de l’engouement et de l’imagination que ça suscite chez les étudiants.
L.R. : Quelle a été la nécessité de tes innombrables notes préparatoires, de tes croquis, dessins, poèmes et citations empruntées, relatifs à tes pièces chorégraphiques, et inscrits dans des carnets ? (Don à la BnF en 2013 de cinquante ans de travail). Est-ce aussi le fait que le visible fasse accéder à l’intelligible ?
C.C. : Lorsque je suis en plein processus d’une nouvelle création, il y a d’abord l’idée. J’écris des poèmes, je fais des sketchs, dessins, peintures à partir d’artistes variés, et des références à mes auteurs favoris. Cela me donne des pistes quant aux possibilités de travailler sur les inspirations pour les danseurs. Puis, nous commençons à improviser sur une série d’idées thématiques. J’aime utiliser la propre créativité de ceux avec qui je travaille. Je suis toujours émerveillée par les propositions originales que chacun fait. Nous sommes des artistes visuels et créons temps et espace sur une toile vide.
L.R. : Le concept de lieu et de vide est également capital pour comprendre ton œuvre. Tes recueils de poésie le soi et le rien, brins d’herbe, Au bord de l’infini, en portent également la trace. Tu as réalisé des milliers de calligraphies. Pourrais-tu nous parler de l’art, du rituel et de la pratique zen méditative de l’ensō ?
C.C. : Tu mentionnes le vide, que je trouve fascinant, onirique, magique et inconnu. Si l’on contemple au plus profond de soi, on n’arrive jamais à expliquer qui ou ce qu’on est… c’est précisément la façon dont la poésie nous révèle le mystère de l’être. « Tous suspendus à l’indéfini, suspendus sans définition. » La calligraphie est le squelette de mon travail. La plupart de mes dessins à l’encre sont spontanés… je vois la feuille vide, je respire un grand coup et rends grâce au moment d’un trait. C’était une des activités quand je pratiquais la méditation zen. Je n’ai jamais étudié cette technique artistique, c’est plutôt comme si la danse modelait un geste dans l’espace, de façon éphémère, par opposition aux traces d’encre qui elles sont permanentes. Je dessine souvent des cercles avec des formes à l’intérieur, tout comme dans la poésie ensō où l’on découvre que notre esprit englobe notre corps avec des jaillissements de lumière. Cela représente le vide… l’esprit qui nous est caché, dont on ne peut que sentir l’aura lorsqu’on laisse notre esprit aller à son émerveillement.
L.R. : Ta pièce Crossroads to Synchronicity est impressionnante. La synchronicité, concept initialement introduit par Carl Gustav Jung, est dotée d’un potentiel incroyable. Elle est à la fois un chemin d’évolution personnelle, et un chemin d’évolution possible pour une société qui se voudrait en mutation. Comment l’expérimentation de la synchronicité dans ta vie t’a-t-elle transformée ?
C.C. : Nous avons toutes et tous des moments de synchronicité dans notre vie qui nous ont fait changer de cap. La rencontre du premier amour, évoquer une amitié profonde, la naissance d’un enfant, la mort d’un ami, la rencontre d’un maître qui va changer votre vie. Je n’arrive pas à compter tous les moments qui m’ont fait changer de cap… mon père, qui est mort en me disant qu’il fallait que je suive mon cœur ; la rencontre de John Davis – premier amour, Liebermann – le groupe de l’Opéra de Paris, René Aubry et notre travail pendant trente-cinq créations, notre fils Aleksi, Italo Gomez et la scène italienne au théâtre La Fenice, cette destinée qui m’a envoyée travailler mes créations en Europe. La liste est interminable. Crossroads to Synchronicity a été introduite par Carl Jung, que j’admire pour son don de la mise en scène. Chaque danseur mettait en scène ses propres moments de révélations, ceux qui avaient changé sa vie. Grâce à une complicité au sein de la compagnie, chacun pouvait divulguer ses tournants décisifs dans sa vie.
L.R. : Un des livres que tu montres à tes étudiants lors de tes master classes est Le Mandala de l’Être de Richard Moss. Il y a un schéma – un cercle avec quatre directions, et avec une orientation vers le centre. Ce dernier représente le Maintenant de nous-même. La condition de ce Maintenant, c’est que le corps et l’esprit soient au même endroit. Ce livre t’a absorbée, enchantée depuis très longtemps. Comment le corps dansant s’en imprègne-t-il ?
C.C. : Je suis une grande lectrice d’œuvres philosophiques et spirituelles… lorsque je suis tombée sur Le Mandala de l’Être de Richard Moss, ça a été une révélation pour le choix des thèmes pour mes classes. C’est la présence à tout moment qui fait l’art de la danse, de même que n’importe qui ayant conscience d’être ici. Moss explique qu’il n’y a que quatre choses auxquelles nous pensons, l’avenir, le passé, nous-même et les autres. C’est profond, nous ne sommes pas toujours dans les moments de présence, notre esprit vagabonde au gré de différentes pensées, c’est précisément ce qu’est l’art de la méditation, d’être là, présent. Sur scène ou lors d’une combinaison de cours techniques, tout le monde est présent l’esprit ouvert dans le moment.
L.R. : Tu as rencontré la danseuse Sara Orselli en 1999, alors en formation à la Isola Danza, académie de la Biennale de Venise que tu dirigeais. Elle t’a suivie en France lorsque tu es devenue directrice du Centre chorégraphique national de Roubaix Nord-Pas-de-Calais (2004-2013). Elle a toujours été ton interprète fidèle, et devenue ton assistante attitrée depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, quel est le lien qui t’attache à elle ?
C.C. : Sara Orselli est une artiste exceptionnelle : danseuse, enseignante, interprète, assistante, et responsable d’enseignement de notre répertoire aux autres compagnies et danseurs solos. Je suis reconnaissante, après toutes ces années de notre collaboration, de sa dévotion à transmettre à des centaines de danseurs ces qualités poétiques qui leur ont procuré des dons et des éclairages. Nous échangeons tous les jours sur des projets d’actualité, elle m’aide dans ma recherche d’idées de chorégraphie, de costumes, et de clefs pour les compositeurs qui créent les musiques originales pour nos productions. Sara excelle lorsqu’il s’agit d’expliquer les principes profonds aux étudiants qui suivent nos master classes, sa maîtrise de l’anglais, du français et bien sûr de l’italien, elle est un esprit libre, de rire, de générosité, de grâce, tout simplement une superbe femme de compassion.
L.R. : C’est en 1999 que tu as fondé l’Atelier de Paris, aujourd’hui Centre de développement chorégraphique, situé à la Cartoucherie, dans le bois de Vincennes (Paris 12e), et dont tu es la présidente d’honneur. Dans quelles circonstances t’es-tu installée dans cet ancien entrepôt militaire pour en faire un espace de création artistique et pour y ancrer ta Compagnie ?
C.C. : Il y a bien des années, dans un train qui m’emmenait vers Tokyo, j’ai rêvé d’avoir un studio dans les bois. Eh bien, cette prémonition s’est réalisée quand j’ai découvert la Cartoucherie en 1999. Un studio en bois entouré d’arbres d’herbe et d’un centre équestre. Tous les ans j’y donne une master classe pendant une semaine de technique intense, improvisation et composition aux côtés de ma chère assistante Sara Orselli. L’inspiration de la nature tout autour est un vrai don qui anime les étudiants, nous avons vue sur les arbres. J’ai accompli beaucoup de créations dans ce studio, et chacune était parcourue par des inspirations. Souvent on entend les sabots des chevaux et leurs geignements. Une anecdote… Il y a des années, alors que je travaillais sur le solo de Vu d’ici, dans un autre atelier, j’étais lasse d’essayer de trouver un passage pour la chorégraphie, je me suis allongée sur le sol et là j’ai entendu un cheval pleurer, j’ai ri, le message était : rentre à la maison, ne te bats pas plus… une bonne leçon sur savoir s’arrêter.
L.R. : Ta « poésie visuelle » est inondée de fraternité humaine, un brûlant concentré d’humanité. L’altérité en est ainsi toujours révélée. Un jour, tu m’as écrit que l’amour et la compassion sont indescriptibles, et que l’illumination à la vitesse de la lumière sont nos partenaires. Quelles sont tes pratiques quotidiennes qui te permettent de sentir que l’amour est invariablement une respiration de l’âme ?
C.C. : Effectivement, c’est toujours une respiration de l’âme qui entretient notre amour de cette présence primitive. « L’âme est un pèlerin qui voyage vers des horizons sans fin » (John O’Donohue).
L.R. : Pourrais-tu nous dire l’importance de l’intuition, cette voix de l’âme, que tu as toujours fait habiter ?
C.C. :
Derrière chaque visage
Un gardien du silence
Se salue
in le soi et le rien, Carolyn Carlson, Actes Sud, 2001.
Moi, j’écoute.
« Beaucoup d’admirateurs me voient comme un mythe, une visionnaire avec des dons spirituels, et faisant preuve d’une imagination captivante dans la danse et la poésie. »
Une mère attentionnée, un brillant charpentier qui sculpte des meubles et bâtit des maisons, un policier qui maintient l’ordre,
Tous ont les mêmes visions de rêves et d’inquiétudes pour les autres, empreints de compassion et d’indulgence.
L’un est artiste, l’autre charpentier, ou encore policier… tous sur le même chemin.
Ce qui est Connu n’est pas plus important que ce qui est Inconnu.
L.R. : Tu as été une grande lectrice de l’œuvre poétique de Fernando Pessoa. Je pense, entres autres, à ta création Dont’ look back. Comment ce génie poétique, ce penseur mystique fasciné par l’ésotérisme, est-il venu à toi ?
C.C. : J’admire la poésie de Fernando Pessoa, ses passages absurdes et prenants qui nous font marquer une pause et réfléchir à notre folie. Un génie poétique, un vagabond qui observe le monde avec sa proclamation sur le néant et ses témoignages de l’irréel. Son sens mystique vous retourne l’esprit. Je dois avouer qu’il parle clairement de notre planète, actuellement au bord de l’effondrement, avec des dictateurs absurdes nous enjoignant d’accepter cette réalité sans aucune considération pour l’humain – « le monde est une fleur sauvage ».
L.R. : Tu as toujours enseigné à tes danseurs que la respiration, le souffle – la présence permet à nos yeux de s’ouvrir au regard, et ce, pour que la lumière puisse être offerte et reçue. La flamme des spectateurs se maintient alors. La danse est un art de l’éphémère. Tu as été, ici, sur terre pour offrir du « présent ». As-tu déjà été troublée par ta voie de (la) liberté ?
C.C. : Je n’ai jamais remis en question ma liberté, l’amour est le ciment de l’univers, je vole avec les soleils et les étoiles, les matins et les rêves lorsque la lune passe derrière ma fenêtre pour souhaiter la bienvenue à un nouveau matin.
L.R. : L’eau et l’air sont tes deux éléments. On connaît ton inspiration pour Gaston Bachelard, dès ta jeunesse. L’imagination de la matière est capitale pour comprendre ton œuvre, la rêverie étant son agent merveilleux. Pourrais-tu nous parler de ta création Inanna (2005) ? Comment as-tu voyagé en elle ? Comment l’as-tu explorée pour la « faire »?
C.C. : Gaston Bachelard est l’un des plus grands philosophes et poètes français. Avoir beaucoup créé à partir de ses œuvres, ses travaux sur le rêve, l’air, l’eau, le feu et la poétique de l’espace a été une grande source d’inspiration dans mon traitement des éléments. Dans chaque passage, il cite un poète qui fait écho à ses réflexions et ses rêves. Pendant des années, j’ai enregistré des livres de mes rêves, qui m’ont beaucoup inspirée pour mes créations. José Sasportes, poète et écrivain portugais, m’a offert son livre Inanna, la déesse sumérienne de la création et de la destruction. Ça m’a directement fait penser à une création basée sur sept femmes représentant Compassion, Souffrance, Vie et Mort. C’est une de mes créations phares, ce travail avec des femmes et leurs propres récits sur ce que c’est d’être femme. Des kilomètres d’improvisation où jaillissaient des idées. C’était ma première création au CCN de Roubaix. Des semaines à se plonger dans les perceptions de chaque artiste, avec l’aide de la musique, des éclairages et des décors. Mieux qu’une explication : une vidéo de ce travail est disponible sur le site Numeridanse.
Regarder, c’est comprendre le processus d’une représentation originale du sens artistique et du pathos de chaque femme, comme les différents visages d’Inanna.
L.R. : Tu as toujours dit ta joie d’être une artiste. De te mettre à l’épreuve de cette réalité fut ton enseignement autant que ton élévation. Je sais bien que tu sens ton âge avec qui tu es. Autant dire que tu es encore très jeune ! Que tu voudrais écrire de la poésie jusqu’à 100 ans ! Tout en considérant cela, penses-tu parfois à la porte à franchir vers une vie transfigurée ? Et, comment la mort de tes parents t’a-t-elle éclairée ? Entre ton père, mort, assez jeune (tu avais quinze ans), et ta mère, morte, très âgée ?
C.C. : Je ne connais pas l’avenir… je continue d’écrire, de dessiner, de créer des chorégraphies et d’organiser des événements autour de la poésie. On ne sait jamais quand on partira.
Mon père est mort à 46 ans, il appelait ses enfants, moi et mes deux frères dans sa chambre tous les matins et nous disait « écoutez votre cœur », sachant que dès le plus jeune âge, j’aimais danser. Cette phrase m’a soutenue dans mes voyages. Ma mère était une femme formidable qui savait que nous serions tous des artistes, mes frères sont devenus des grands musiciens. Elle nous emmenait à des cours de musique de danse, des ateliers de théâtre, nous faisait lire des livres d’art, de sculpture. Une petite anecdote marrante, lorsque j’avais six ans, nous sommes allées à un concours de danse, c’était à quatre heures de route, à San Diego. Ma mère avait peint mes chaussons de danseuse couleur argent et les avait laissés sécher sous le porche. En arrivant, elle avait oublié les chaussures et j’ai dû danser pieds nus avec un tutu, eh bien j’ai gagné le concours… quel cadeau ! c’est devenu mon métier, la danse contemporaine pieds nus !
L.R. : Depuis les années 60, tu as rencontré le bouddhisme zen, à New York. Le tai-chi, le qi gong ont toujours fait partie de ta vie. Arts énergétiques, moyens privilégiés d’éveil spirituel, voie possible à des expériences mystiques. Tout est indissociable autant qu’inexplicable. Nous écrirais-tu un haïku, pour clore cet entretien, qui nous donnerait, bien sûr, rendez-vous prochainement ?
C.C. :
Les racines vont profond dans la famille des choses
Rends tes mains à l’eau
Tes larmes d’arbres verdoyants
Montagnes de mythes enflés
Souffrance qui consent au silence
Avoir le courage de raconter des histoires
C’est faire des miracles
Sans boussole

Un fil de lumière dans la fissure de mur
L’image chérie de ma mère
À tous toujours quelqu’un manque
Pourquoi la poésie est-elle importante ?
Artiste, la poésie a toujours été la source de mon inspiration. Les poètes nous procurent un point d’ancrage pour rêver, en ouvrant votre cœur et vos sentiments avec l’intention qui puise profondément dans l’attention pour voir depuis le moi intérieur… notre fragilité et nos forces.
La poésie nous offre l’expérience de voir directement dans la nature des choses avec l’innocence de l’émerveillement. Elle seule nous donne une vision qui permet à chacun d’avoir ses perceptions propres, tirées de ses expériences personnelles, et nous encourage à révéler nos sentiments qui donnent du sens à notre monde, même s’il s’agit de souffrances ou de capitulation, de joie ou d’élation.
Carl Jung a dit qu’on reçoit souvent des messages quant à la façon de penser et d’agir. La poésie est ouverte, un saut hors des pensées ordinaires qui vous plonge dans des alternatives qui ouvrent l’âme et vous inspirent à oser des domaines jamais imaginés auparavant. Des domaines inexplicables qu’on a tous expérimentés au travers des lignes d’un poème.
Artiste, mes sources ont toujours cherché à dépasser ce moi, arrivé à une humanité qui encourage des valeurs spirituelles de connexion avec les forces cosmiques de vie et les changements d’atmosphère dans la nature et de l’homme comme cocréateurs.
La liberté d’exprimer ce que nous sommes en tant qu’esprits de réflexion.
J’admire les poèmes qui ont une qualité visuelle, qui décrivent la nature, où l’on crée des tableaux mentalement qui sont spécifiques à nos visions.
Mon travail s’efforce de créer des poèmes visuels où l’imagination engendre la danse dans des mouvements uniques, spécifiques. Je dis souvent à mes élèves dans mes cours : regardez par la fenêtre et admirez ce soleil qui brille après une longue nuit d’hiver, une feuille qui tombe au ralenti d’un arbre.
La beauté décrite dans un poème procure l’énergie d’un corps qui découvre des aperçus de l’âme spatiale à travers la nature.
Le mystère de l’inconnu peut être révélé dans un poème qui explore la mémoire jusqu’à des dimensions de nouvelles propositions d’illumination.
Je cite une phrase de Jorge Luis Borges tirée de L’art de poésie :
« Parfois le soir, un visage
Qui nous contemple des profondeurs d’un miroir
L’art doit être de la même nature que ce miroir
En montrant à chacun de nous notre visage. »
Mes créations, dans lesquelles la danse est une poésie visuelle, ont été accueillies avec une appréciation en profondeur qui a grandement marqué la génération suivante, qui a adopté une analyse où les perceptions visuelles et les émotions laissent chaque spectateur avoir sa propre opinion.
La musique de la poésie par la langue et la danse a toujours été décisive dans la façon dont on préfère concevoir l’art, une peinture, une sculpture, un poème, une danse, un arbre, un oiseau en vol, sont des millions de façons de voir le monde comme il est dans notre propre esprit.
Je considère chacun comme poète du cœur.
Derrière chaque visage
Un gardien du silence
Se salue
in le soi et le rien, Carolyn Carlson, Actes Sud, 2001.