Entretiens

Hubert Haddad
Image : Hubert Haddad © Laurine Rousselet

Les auteurs
Hubert Haddad


L’entretien de
Laurine Rousselet

N°01 – juin 2025

Hubert Haddad, La Symphonie atlantique, Maestria !

La symphonie atlantique
Auteur d’une œuvre majeure, l’une des plus marquantes de notre époque, Hubert Haddad explore depuis soixante ans de manière aussi étourdissante que majestueuse voies nouvelles et interrogation sur la littérature et l’imaginaire. Écrivain, historien d’art, il est le créateur de quatre-vingts ouvrages, tous portant la trace de l’étrangeté absolue du croisement avec l’autre, son unique dimension vitale. Peintre également contre la mort et la mort elle-même. Il est l’initiateur de la revue Apulée, revue annuelle de littérature et de réflexion, depuis dix ans. Son dernier roman La Symphonie atlantique est un chef-d’œuvre. La tragédie, qui n’est autre que la condition inhumaine de l’homme, y règne. Mais ce qui nous frappe une fois encore, c’est le pouvoir de l’auteur à agir sur le lieu même de la révélation, cette interrogation du suspens dont il est devenu un maître. Bien sûr, des secrets biographiques habitent le roman dans la mise en scène de plusieurs personnages. Bien sûr, Haddad est lui-même cette réalité miraculeuse, de l’ordre du secret toujours. Il est incontestablement ce créateur qui, prodigieusement, vit à corps perdu sa solitude jusqu’à l’extrémité des implications universelles que sont la vie, la mort et l’éternité. Tout surgissement en lui n’est jamais venu d’ailleurs que de la poésie.

Laurine Rousselet : Tu as écrit un jour au sujet de ton frère Michel, qui était peintre, suicidé à l’âge de trente-six ans : « Il vivait dans la métaphore le signe du destin. » Ton œuvre entière figure que le destin est l’imposition du risque de disparition. Dans ton dernier roman La Symphonie atlantique, le jeune enfant Clemens meurt d’une « simple balle de colt 45 » en plein cœur. Tu précises « sans secours ». Crois-tu que d’un geste, l’on puisse changer un destin ?

Hubert Haddad : Nous existons sur un fil, en funambule du néant, le fil peut céder à tout instant, par accident ou pure consomption, et l’existence s’évanouir avec l’infinité réelle ou illusoire de nos représentations : l’univers est notre appréhension, au sens double. Il nous est donné comme ipséité fugace. On peut aussi risquer un faux pas dans l’inconnu, perdre l’équilibre, ce balancier ontique, abandonner le fil à son inanité, au vide (chacun a le sien, tendu par-dessus l’abîme entre deux énigmes). Nous sommes à la fois, substantiellement, le fil et le funambule. Notre être vécu, perçu, présent/disparaissant, est l’instant qui succombe et sans fin renaît. Notre liberté est pareille à cet instant qui, par folie, ruse ou raison, nous désaliène de la compacité du temps, de son opaque abstraction d’où l’oiseau de Minerve ne saurait arracher son vol. Changer son destin, c’est l’accomplir.

L. R. : Si je t’oublie, Jérusalem est un roman de William Faulkner. Le thème de la captivité y est littéral et métaphorique. « Si je t’oublie, Jérusalem » est un vers qui figure dans le psaume 137, l’un des 150 poèmes du livre des Psaumes dans la Bible, le seul à évoquer l’exil à Babylone au VIe siècle av. J.-C. Raconte-nous comment ta langue s’est-elle donc attachée à ton palais pour avoir choisi comme espace de ton roman l’Allemagne et les plages du débarquement en Normandie ?

H. H. : Pour revenir au roman, à La Symphonie atlantique, il n’y a pas de vraie logique dans le choix d’un sujet, d’ailleurs les sujets sont des constructions a posteriori, des configurations de bribes mentales, souvenirs, retours de traumas : ce qui porte, c’est l’émotion de l’écriture et les rêves – la force impérieuse des rêves, ces entrelacements d’une ou de plusieurs pistes narratives qui ensemble constituent une sorte de nœud marin imaginaire. En vrac, d’une part, l’Europe héroïque et vertueuse, génocidaire à l’extérieur (impérialismes coloniaux) comme à l’intérieur (nazisme), jusqu’au suicide collectif imposé par un retournement d’une globale folie de conquête, demeurera pour longtemps encore notre hantise aporétique, d’autre part j’ai longtemps marché le long des plages du débarquement, depuis Villerville où j’ai vécu jusqu’à la pointe du Hoc, avec pour repère les vestiges du mur de l’Atlantique, et particulièrement les « tobrouks », ces minuscules blockhaus à usage individuel imaginé par Rommel, le renard du désert en visite commandée, afin de consolider le prétendu mur : on y fourra dans l’urgence les très jeunes recrues vouées au sacrifice, les enfants soldats. J’ai longtemps agréé aux divers flamboiements du romantisme allemand, la poésie, la musique, l’art. Plusieurs de mes écrits enquêtent sur l’épouvante absolue des ghettos et des camps de la mort en Pologne et ailleurs, un million d’enfants juifs européens, a minima, y ont été gazés, brûlés, assassinés par des européens, sans compter les enfants roms, les dizaines de milliers d’enfants handicapés, et les adultes aussi par millions, femmes et vieillards en masses prioritaires. L’Europe est hantée, nous sommes tous les légataires de l’impensable, ses petits-enfants oublieux, notre ascendance monstrueuse en grande partie occultée nous aveugle et nous tombons dans le terrible angélisme des juges et parfois des bourreaux. On ne peut juger dans l’oubli du passé.

L. R. : Dans ta manière, tu excelles une fois encore. Comme ton personnage dans ton roman Le Bleu du temps (Zulma, 1995), chercherais-tu à « atteindre la forme pure (le) chiffre de la lumière » ?

H. H. : Nul ne l’atteint. Quant au chiffre (de l’ancien français cifre, l’étymologie remontant à l’arabe sifr, concept du 0 qui manque à l’hébreu, du vide (sunya en sanskrit) lequel ne manque pas d’un usage mystique (l’Ein Sof dans la Kabbale). Un artiste (poète ou peintre et même romancier) parfois – si rarement – tente l’impossible, assuré de l’échec, mais approchant à ses risques d’une énigme que nous, consciences comme question sans réponse, partageons tous dans l’appréhension muette d’une révélation sans nom, foudroyante, proprement innommable et nécessairement liée à l’instant de la mort qui, dans les replis les plus reculés de notre psyché, a toujours eu lieu et donne à la réalité son caractère absurde d’évidence. Chaque instant vécu s’ourle d’une foudre secrète comme en écho de la naissance de l’univers, en vestige de l’instant zéro.

L. R. : Tu as écrit un jour : « La poésie est restée neuve en moi, comme un serment d’enfant. » Dans un roman précédent Un monstre et un chaos (2019), Alter est un enfant de douze ans, prisonnier du ghetto de Lodz en Pologne en 1941 et qui refuse de porter l’étoile – les Juifs, ayant été diffamés en tant que « race de valeur inférieure » par l’Allemagne nazie. Ces deux enfants-là, Clemens et Alter, ont souffert. Tu fondes des rapprochements entre l’enfance et la mort sur une idée de ressemblance. Tu as dit qu’écrire un tel roman avec un personnage adulte provoquerait de facto un engorgement face à l’événementiel. Quelle est ta mise en jeu dans l’idée de durée ?

H.H. : Alter est un enfant polonais, un petit juif du shtetl au temps de l’invasion allemande, Clemens, lui, est un enfant né dans la petite bourgeoisie intellectuelle catholique de Bavière qui, pour son malheur, a toutes les pseudo-caractéristiques de l’aryanité définies à la louche par les nazis. L’un comme l’autre subira la grande folie hitlérienne, le moloch qui régurgite les âmes et les corps, car les enfants de toutes origines constituent la pâture favorite de l’ogre humanité en temps de guerre. On le sait bien, il n’y a pas de races, il n’y a maints racismes en revanche, il n’existe aucune espèce de supériorité ou d’infériorité dans l’espace de l’humaine condition, en soi symbolique, fondée sur le langage. Mais l’adversité dévastatrice ne manque pas, la vertu qu’on s’attribue pour exclure, la culture de la haine, l’amnésie sélective du ressentiment, le retour mortifère du refoulé, l’oblitération insidieuse de l’histoire par l’idéologie comme la pratiquèrent tous les totalitarismes, dispensée aujourd’hui par le tout-sociétal numérique. Cette tenace odeur de brûlé, cet arrière-goût de cendres dont on n’arrive pas à se défaire, j’ai voulu en rappeler les provenances ; un roman réduit à sa narration a peu d’intérêt pour moi. Seul compte vraiment ce qui l’habite, la tension, l’effroi, le non dit, le questionnement insoluble, l’aporie inapaisable.

L. R. : Dans quelle mesure ta grand-mère Baya, « qui riait de tout », et qui avait perdu son jeune fils surnommé Lalo à la guerre, plane au-dessus de
La Symphonie atlantique ?

H. H. : Ma génération finalement préservée a connu le grand deuil des deux guerres mondiales. Les gueules cassées, les bras tatoués d’un chiffre maudit, les veuves et les ombres mutiques, on les croisait partout, ici et là, jusque dans la famille. Côté maternel, mon grand-père constantinois intégré dans un régiment de zouaves, deux fois cité à « l’ordre du mérite », fut gazé dans les tranchées et survécut juste assez pour voir grandir sa fille Alice, laquelle des années plus tard vit disparaître à jamais son jeune frère au regard profond, très fragile, délicat, parti lui aussi d’Algérie pour combattre l’ennemi inconnu. Disparu au front à dix-sept ou dix-huit ans, il n’y eut pour lui ni tombe ni inscription. Quant au grand-père enterré à Sfax, ses ossements ont été jetés aux chiens depuis longtemps, la maison du fossoyeur dure rarement jusqu’au Jugement Dernier.

L. R. : Tes romans sont le reflet du tragique de la condition humaine ; aberration et monstruosité comprises. Tu as inscrit un jour : « Pourquoi faudrait-il laisser les morts enterrer les morts ? C’est tout ce qu’il reste aux vivants ». Face à l’inconsolable, l’écriture est-elle seulement l’affirmation de l’optimisme d’un verbe en quête de souveraineté ?

H. H. : La formule est jolie. C’est vrai que l’art dans son entière présence, dans l’acte même de créer, ou à l’heure d’entendre ou de voir, évacue toute défaite car il transcende la durée qui à tout moment nous révoque, il moque le facile nihilisme par l’exaltation inventive dans la communion des possibles. On comprend d’intuition ce que signifient ces mots de l’Autrichien Richard Beer-Hofman : « Ce tressaillement terrifiant et comblant est l’instant – ô combien fugitif – d’une communion où le Verbe veut vraiment se faire chair. »

L. R. : Le Scherzo op.4 de Brahms s’est emparé de toi depuis la nuit des temps. Les quatuors ou trios de Schubert, les cantates de Bach ou de Buxtehude… Pour Clemens, son violon est un prolongement de lui-même. Sa virtuosité est prodigieuse. Il s’empare des partitions des plus grands compositeurs. Tu dis : « Bien avant le suicide de Michel, j’étais dans l’inquiétude des signes, l’oreille aux écoutes du fond musical de l’air. Je vivais dans le trouble qui porte le livre futur. » Penses-tu comme Kafka que la musique est « une amplification de la vie sensible » contrairement à la poésie qui resterait « une façon de maîtriser, de sublimer » ?

H. H. : Clemens incarne pour moi cet « ange de l’Histoire », évoqué par Walter Benjamin (en regard d’une toile devenue iconique de Paul Klee), et qu’une tempête d’apocalypse emporte vers un futur sans visage. La toute présence de la musique, à rebours de l’usage hypnotique de fanatisation qu’en firent les nazis, le sauvera de la barbarie, le temps d’une ultime sonate sous un chaos de bombes. Les poètes symbolistes subordonnaient leur inspiration à la musique. « Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer », suggère Mallarmé. Par souci de cohésion dans la rupture, le toujours admirable André Breton fit sécession avec la vieille école en jetant une fatwa sur la musique et les musiciens: « qu’on me laisse les yeux ouverts, les yeux fermés – il fait grand jour – à ma contemplation silencieuse. »
Et Michel Leiris de surenchérir : « Un surréalisme musical n’est pas concevable ». Je n’apprécie de mon côté ni les abandons suaves ni les anathèmes doctrinaux : la poésie, certes, est l’extrême vigilance, loin de toute esthétisation du temps, mais sans musique, serait-ce à la lecture muette d’une partition ou par simple évocation, adieu le « silence d’or ». Beethoven sourd vivait la musique comme un songe, un grand rêve inaudible. Et pour Schumann au bord de la folie elle était un aparté avec l’au-delà. Adolescent, elle m’a sauvé de l’extrême solitude et d’un épouvantable boucan organique d’ambiance. J’allais dans un désert écouter Couperin ou Gustav Mahler.

L. R. : Si tu avais été musicien, compositeur, jouer aurait-il été un désir dangereusement solitaire de transgression comme l’est pour toi écrire et peindre ?

H. H. : En art, transgresser (les genres, les conventions, l’opinion, les tutelles vertueuses…) c’est créer. Il n’est pas indispensable de se défenestrer ou de jouer à la roulette russe. Mais sans passion, on reste sur le seuil. Et puis, d’un art à l’autre, il arrive assez souvent de transiter avec armes et bagages. Paul Klee musicien est devenu peintre. Idem pour le compositeur Arnold Schönberg. L’inverse est presque impossible pour qui n’a pas eu la chance d’une éducation adéquate, d’espèce bourgeoise. La musique pourtant, d’une certaine façon, est première, parce que nous naissons tous aveugles ; dès la vie intra-utérine, les sons priment l’image. En tant que « créateur », c’est la dimension qui me manque. En fait il est possible que, dans la torture du désir d’expression, on devienne peintre, écrivain ou musicien parce qu’une sorte d’handicap ou d’interdit prohibe l’expression rêvée (combien de peintres et d’écrivains travaillent en musique). D’un art à l’autre, cette forme d’exil oblige aux correspondances, mais seule la musique englobe l’infinité des mondes sensibles. Nous n’imaginons guère, d’ordinaire, l’écrivain aux prises avec les sonorités des mots, les rythmes secrets, le rapport harmonique des phrases, pourtant, au moment où il écrit, s’il est dans la création, c’est-à-dire dans le désir forcené de transmettre quelque chose d’assez ineffable, on peut dire qu’il use d’une matière musicale, et que ce qu’il éprouve, c’est l’espèce de jubilation somptuaire de l’improvisation.

L. R. : Lorsque tu as achevé l’écriture de La Symphonie atlantique, à quel point la phrase suivante portait-elle toujours : « La vérité est la fatalité de toute conscience » ?

H. H. : « La mort est le secret du temps », je me cite à contrecœur, parce qu’il y a maldonne, le mot ne correspondant à rien de connu, sinon en tant qu’observateur ou témoin. Il faudrait coupler avec ce fragment d’Héraclite : « Si tu ne guettes pas l’inattendu, tu ne découvriras pas la vérité. » Car la liberté reste entière, sans restriction, elle ne se limite pas à la liberté de l’autre, elle y concourt et l’exalte, sa mesure est la dimension inconnue de l’humain, à savoir l’imaginaire.

L. R. : Tes personnages, des enfants-héros, meurent souvent. Est-ce pour toi creuser des tombes dans l’azur ? Les revoir ? Si l’enfance est une autre vie, comment as-tu commencé la tienne ?

H. H. : Il n’y a qu’un seul chemin de l’enfance à la poésie.

L. R. : Quel est le titre de ton prochain roman, quand bien même tu ne l’aurais pas noté sur un carnet ? Son sujet t’est-il resté en mémoire longtemps comme c’est souvent le cas ?

H. H. : Jeune, moins jeune, on écrit dans l’urgence quand la mort nous talonne, moins la nôtre que celle de ceux qu’on aime. Que faire du temps qui reste, sachant l’inaccompli invasif. Les projets me submergent, je n’aurai jamais le temps. Par chance, il y a un processus de condensation et de déplacement qui opère, comme dans la formation des rêves : un sujet de roman devient nouvelle ou inversement, vingt pistes romanesques s’enlacent et s’amalgament, le grand poème rêvé surgit en juste prose dans un récit négligé et un jour repris en main. L’artiste connaît l’ingénierie des nuages, le secret benthique d’une goutte de rosée. Au fond, pour lui, rien n’a vraiment commencé puisque ce qu’il appréhende n’est pas de ce monde. Mais il y a une tyrannie des titres orphelins (mes deux Magasins d’écriture en sont plein). Le prochain roman s’appellera peut-être, rien n’est moins sûr, Les Trois tuniques, en pensant aux mots sans doute déformés de Bernard de Clairvaux : « Ta première vêture est la peau de ta mère, ta deuxième vêture est ta langue, ta troisième vêture est le cri hurlant. »